La dynamique paradoxale du génie d’entreprise des Caisses d'épargne françaises.
Daniel Duet *
"Les faits bruts n'existent pas. Tout est légende depuis le début"
Jacques-Alain Miller
La réflexion sur le management a permis de dépasser d'anciens repères qui ne pouvaient percevoir l'entreprise que comme un "jardin à la française", tiré au cordeau, et dans l'identité ou la stratégie de laquelle ne devaient résider ni contradiction ni paradoxe. Les approches modernes ont démontré, bien au contraire, que contradictions et paradoxes étaient, dans ce domaine aussi, l'essence même du réel. L'examen historique de la façon dont s'est déployé le destin des Caisses d'épargne en fournit, à notre sens, une démonstration éclairante. Nous verrons, en effet, que, dès leur création, les Caisses vont se trouver confrontées à des paradoxes fondateurs dont la prise en compte est essentielle pour qui veut comprendre leur nature, illustrant l'aphorisme d'Oscar Wilde selon lequel « Le chemin de la vérité est celui du paradoxe ». Nous verrons que ceux-ci ont à voir non seulement avec ce que sera leur réussite économique, mais aussi leur influence sociale sur les mentalités, dont la juste mesure n’a pas toujours été prise et qui le fut, avec une force particulière, par Charles Péguy il y a tout juste cent ans. En définitive, une telle prégnance sur leur histoire nous conduira à mettre en relation les paradoxes des Caisses d’épargne avec leur génie propre.
1. Aux origines des Caisses d'épargne, trois paradoxes fondateurs.
Ce sont trois réalités fondamentalement paradoxales qui composent le tissu existentiel des Caisses d'épargne, dès leurs origines. La première concerne leur vocation. La vocation d'une organisation est issue du désir des fondateurs, de leur intention créatrice. S'agissant des Caisses d'épargne, repérons un premier paradoxe fondamental qui concerne la façon dont les créateurs des Caisses ont conçu leur vocation. Ces derniers -le duc de La Rochefoucauld-Liancourt et Benjamin Delessert - sont, à tous égards, des hommes du nouveau monde capitaliste et libéral qui imprime son rythme à l'économie et à la société au XIXe siècle. Ils sont adversaires de tout ce qui pourrait entraver la marche en avant de la nouvelle société: le retour aux liens de charité de l'Ancien Régime aussi bien qu’un interventionnisme étatique d'assistance mal venu dans l'économie. Mais ce sont également des hommes de forte foi chrétienne, troublés dans leur âme devant les misères, les déracinements et les aléas engendrés par la société du "laissez-faire, laissez-passer". Le paradoxe est là pour eux: comment, à la fois, accepter la dure loi du marché libre et faire place à la morale évangélique du soutien à apporter aux plus fragiles, alors qu'ils ne veulent renoncer ni à l'une ni à l'autre ? C'est de ce paradoxe, douloureusement vécu par ces hommes d'exception, que naît l'idée même de Caisse d'épargne. Grâce à la mise à disposition au profit des plus faibles épargnes d'un mécanisme de capitalisation monétaire et grâce à un travail persévérant de pédagogie économique, il s'agit pour les fondateurs de détourner, en quelque sorte, un pur mécanisme de l'économie capitaliste dans une direction humaine et sociale. Cela sans l'altérer en quoi que se soit et sans venir en aide par l'assistance mais, au contraire, en démontrant que l'effort -l'épargne en l'occurrence- peut être productif et facteur de mieux-être pour tout citoyen dès le premier degré de possession d'une somme monétaire, si petite soit-elle. La croyance qui est celle de la société libérale en l'argent n'est, ainsi, pas remise en cause, mais la création de la Caisse d'épargne vise à montrer que ce qui est considéré comme un « bon usage » de l'argent peut aussi améliorer le sort du peuple. Marier l'argent, jusqu'alors réservé aux puissants, et le peuple: voilà le premier paradoxe fondateur des Caisses d'épargne, consubstantiel à la définition de ce qu'une entreprise a de plus précieux, sa vocation.
Les Caisses d'épargne vont d'emblée, également, vivre un paradoxe central, dans l'exercice de leur métier cette fois. Elles sont, en effet, dès leur origine, des banques, ceci entendu non au sens étroit ou institutionnel mais générique et économique du terme. Une banque, dans ce sens, est un établissement qui, soit collecte de l'argent, soit en prête, soit rend des services financiers, soit exerce deux de ces fonctions ou les trois. Le métier de la Caisse d'épargne va se fonder sur la pratique de la collecte de l'épargne et les Caisses font donc partie, de ce fait, du monde bancaire. Mais lorsqu'ils créent la Caisse d'épargne ce que souhaitent surtout Benjamin Delessert et François La Rochefoucauld-Liancourt c’est s'adresser au plus grand nombre. Et c'est cela même qui les conduit à poser un acte que l'on peut qualifier d’économiquement et de socialement innovateur dans la mesure où il s’agit de détourner, là aussi, non plus un mécanisme mais la pratique d'un métier, le métier bancaire, de l’usage qui en avait été fait jusqu’alors. Depuis ses origines, en effet, la banque ne s’était intéressée qu’aux princes, au commerce, aux très fortunés. Il s’agit donc, avec la création de la Caisse d'épargne, de fonder une branche totalement nouvelle de la banque en la faisant fonctionner non plus au service des puissants ou de l’enrichissement capitaliste, mais au service du plus grand nombre, un plus grand nombre auquel personne ne s’intéressait alors et auquel personne ne s’intéressera, avant longtemps
Les Caisses vont donc créer, ainsi, des formes de proximité qu’aucun type de banque n’avait jamais mis en œuvre jusqu’alors. Jamais, dans l’histoire de la banque, aucune forme bancaire ne s’était encore adressée à l’ensemble de la population à cette échelle et avec un tel projet. Et c'est bien pour cette audace qu'un Balzac tancera vertement la Caisse d'épargne - dans La Maison Nucingen - en l'accusant de la dernière des irresponsabilités en ayant ouvert les portes d'un établissement financier à des classes de population incapables d'en user: "l'encouragement donné aux Caisses d'épargne, tonnera l'auteur de La Comédie humaine, est une grosse sottise politique. Une Caisse d'épargne est l'inoculation des vices engendrés par l'intérêt à des gens que ni l'éducation ni le raisonnement ne retiennent dans leurs combinaisons tacitement criminelles. Et voilà les effets de la philanthropie". Balzac ne fera là qu'exprimer une idée largement répandue à l'époque, selon laquelle la Caisse d'épargne était pour les domestiques l'occasion de voler leurs maîtres en dissimulant l'objet de leur larcin dans l'établissement. Idée reçue à un point tel que Flaubert la reprendra dans son bien-nommé Dictionnaire des idées reçues. Même le pourtant socialiste Louis Blanc, dans un ouvrage de 1845, fustigera la Caisse d'épargne comme la "receleuse aveugle et autorisée d'une foule de profits illégitimes", accueillant "après les avoir encouragés, tous ceux qui se présentent... " Accueillir "tous ceux qui se présentent" : quel scandale pour l'époque, donc, qu'une banque ouverte à tous ! Le paradoxe du métier des Caisses va donc être là: être, au sens technique et économique du métier exercé, un établissement collecteur d'épargne, donc une banque, et, dans le même temps, casser tous les codes de ce qu'avait été la banque depuis toujours. Et prendre, ainsi, le contre pied radical de sa pratique immémoriale en s'adressant à l'ensemble de la population, non dans un but d'enrichissement ou de puissance politique ou économique mais pour répondre aux besoins du plus grand nombre dans sa vie la plus quotidienne. Deuxième paradoxe fondateur !
Le troisième paradoxe a trait à l'organisation, sachant qu’en pointant la vocation, le métier et l'organisation, ce sont les trois réalités cardinales de toute entreprise que nous examinons. Ce paradoxe là ne se manifeste pas à la création même, mais si tôt dans l'histoire des Caisses que son analyse concerne bien leurs origines. En fait les Caisses d'épargne se créent et vont vivre sur la base la plus décentralisée et la plus proche du terrain qui se puisse imaginer. Aucune règle centralisée d'ensemble ne préside à leurs créations. Celles-ci ne se font que sur l’impulsion d'initiatives purement locales, émanant de notables et de personnalités souhaitant favoriser la promotion de l'épargne du peuple, suivant en cela l'exemple pilote de la création de la Caisse d'épargne de Paris en 1818. Celle ci donne le « La » puis essaime, donc, et se démultiplie dans la France entière. En quelques décennies l'explosion décentralisée des créations a fait son œuvre et c'est plus de 500 Caisses d'épargne qui maillent le territoire national, des grandes Caisses, telles Paris ou Marseille, aux minuscules Caisses d’un ou deux employés, à Romorantin ou à l'ile de Ré, en passant par toutes les tailles intermédiaires et toutes les régions de France. La Caisse d'épargne, c'est la proximité incarnée.
Où réside donc le paradoxe, ici? Dans le fait que, très vite et sans même que les Pouvoirs publics ne le souhaitent, les dirigeants de la nouvelle institution ne désireront pas assumer l'intégralité de leurs responsabilités économiques et refuseront, ce que feront les Caisses sous d'autres cieux, d'investir les sommes collectées en emplois locaux et au bénéfice des économies locales. S'ils veulent bien collecter l'épargne, ils ne veulent pas gérer l'emploi des fonds ainsi collectés et plutôt que d'affronter eux-mêmes le problème de la sécurisation des placements, conservant, ainsi, leur indépendance et leur libre arbitre, ils se tournent vers l'Etat afin que ce dernier les décharge du problème. Le dit Etat, que certains accuseront, plus tard, d'avoir "mis la main" sur les Caisses d'épargne, n'est pas demandeur. Il ne souhaite pas se charger de cette mission et renâcle devant cette responsabilité. Il finit, cependant, par céder: par une ordonnance de juin 1829 les Caisses sont autorisées à déposer leurs fonds au Trésor public, puis, en 1837, à la Caisse des dépôts. "Pardonne leur, ils ne savent pas ce qu'ils font", peut-on lire dans les Ecritures. Cette phrase, beaucoup des dirigeants ultérieurs des Caisses d'épargne la prononceront à l'encontre de leurs illustres devanciers, pour s'être mis ainsi dans la main de la puissance publique. Dès lors, se met en place, très vite, le troisième paradoxe fondateur: celui d'uneorganisationqui crée, sur le terrain, un établissement bancaire totalement décentralisé et qui, dans le même temps, par le système de l'adduction des fonds collectés à la Caisse des dépôts et consignation, se trouve pris dans un système de centralisation des épargnes collectées au profit de l'Etat centralisé, le plus absolu qui soit. Ceci enlèvera aux Caisses d'épargne, pour plus d'un siècle, la moindre des initiatives dans l'emploi des fonds collectés par elles-mêmes, c'est-à-dire tout pouvoir économique de crédit, d'investissement, de gestion des moyens de paiement, dans un environnement qu'elles connaissaient pourtant mieux que quiconque.
Voilà donc les trois paradoxes fondateurs de la Caisse d’épargne. Ils vont faire sa richesse…
2. Paradoxes de la richesse et richesse des paradoxes.
Il peut paraître évident de parler de « richesse » à propos d'un établissement bancaire. La fortune économique des Caisses d'épargne n'avait pourtant rien d'évident. L'essor ne fut pas immédiat. La capacité des Caisses à convaincre la population d’apporter ses économies dans ses livres prit du temps et demanda opiniâtreté et efforts de la part des dirigeants et des salariés de l'organisation. Progressivement, cependant, la Caisse d'épargne s'affirmera comme un acteur central dans l'encouragement à l'épargne et dans sa collecte. Ainsi, des origines à 1875 environ, la courbe d'évolution des dépôts présente les caractéristiques d'une phase de démarrage d'un processus, puis la croissance s'accélère très nettement jusqu'aux années 1910. A ce moment là, le succès des Caisses d'épargne est indiscutablement acquis. On peut même dire qu'en inventant le livret de dépôt qui porte leur nom et le dispositif de points de collecte qui y est associé, les Caisses ont véritablement inventé l'épargne monétaire de masse qui n'existait pas à leur création. En 1908 un Français sur cinq possède un livret de caisse d'épargne et, à la même date, le volume collecté représente 27 % de la masse monétaire du pays, soit une véritable grandeur macro-économique. Malgré les turbulences politiques économiques et sociales des années 1914 -1945 ces acquis se fortifieront, puisque c'est près d'un habitant sur trois qui sera titulaire d'un livret au sortir de la Seconde Guerre mondiale et que la croissance des dépôts reprendra à un niveau démultiplié dans la période d'après guerre, ceci sans compter les performances de la Caisse d’épargne postale, qui utilisera la percée des Caisses privées pour asseoir son propre développement après 1881. En 1965 le volume de dépôts dépassera les 15 milliards de francs, en francs constants de 1914, soit le double du précédent pic de l'entre-deux-guerres.
Cette fortune, cette richesse économique des Caisses d'épargne dont la réalité est indiscutable, pourquoi la qualifions nous, elle aussi, de paradoxale? Tout simplement parce qu'il est paradoxal, et beaucoup de contemporains l'ont vécu comme tel, qu'une institution ouverte aux plus pauvres, collectant l'épargne "sou à sou" à travers un mécanisme financier compréhensible par un enfant de 6 ans, ait pu se montrer capable, sur la période à laquelle nous venons de nous référer, de collecter plus que beaucoup des banques dédiées à la collecte des dépôts des plus fortunés, à travers des dispositifs financiers infiniment plus complexes et élaborés. N’est-il pas frappant qu’au début du XXe siècle le désormais fameux « petit Livret », comme on l’appelait souvent familièrement, ait pu drainer, à lui seul, le quart du total de la capitalisation boursière de la Bourse de Paris, dont le rayonnement est, à l’époque, considérable ? C'est ce qui peut expliquer que, parlant du succès des Caisses d'épargne à l'échelle française mais aussi européenne et évoquant autant le nombre des épargnants que le volume des capitaux collectés, un économiste du début du XXème siècle- Augustin de Malarce - ait pu, dans un article scientifique du Journal des économistes, évoquer, s'agissant de « l'institution la plus importante par le nombre des modestes travailleurs qu'elle sert et par la valeur des petits capitaux qu'elle sauve", de nombres "dépassant la visée habituelle de l'esprit" ! L'établissement accueillant l’épargne du pauvre, du français modeste ou moyen a pu, ainsi, même si l'épargne bourgeoise n'a pas boudé les Caisses d'épargne, rivaliser, en épargne collectée, avec l'épargne du riche et le "sou à sou" démontrer sa performance face à la collecte auprès des grandes fortunes. Le voilà le paradoxe de la richesse financière, de la collecte accumulée dans les Caisses d'épargne! Celles-ci ont, ainsi, les premières, démontré en acte que l'affirmation, audacieuse, affichée au tout début du XIXe siècle par Saint Simon lorsqu’il notait que "les banquiers ne s’étaient pas rendu compte qu'il y avait plus d'argent à gagner avec les pauvres qu'avec les riches", n’était pas une vue de l’esprit mais le paradoxe annonciateur d’un monde nouveau dans l’accouchement duquel, les Caisses furent, nous y reviendrons avec Charles Péguy, un acteur essentiel…
Nous venons d'évoquer une richesse économique somme toute étonnante et paradoxale, à l'époque où elle se constitue. Nous avions évoqué, précédemment, de singuliers et riches paradoxes fondateurs en termes de vocation, de métier et d'organisation. Peut-il y avoir un lien entre les deux? Peut-on faire de la réalité et des paradoxes de la richesse des Caisses d’épargne, gagnée de haute lutte, le fruit de la richesse de leurs paradoxes fondateurs ? Il nous semble que la réponse doive être positive et que, s'il y a là retournement dialectique, ce dernier ne fait qu'exprimer la réalité des choses. Reprenons, en premier lieu, le paradoxe que nous avons désigné comme celui de la vocation. Il consiste, rappelons-le, à faire cohabiter, au principe même de l'inspiration qui a donné naissance aux Caisses, un esprit d'empathie et de chaleur chrétienne et humaniste avec un froid et dur réalisme économique. Ce paradoxe, qui concernait le plus grand nombre, comment l’historien peut-il nier que, progressivement, celui-ci n'en ait pas ressenti, éprouvé, compris l'ambition et l'intelligence ? Les débuts furent, certes, difficiles. Et le premier accueil dans les milieux auxquels s'adressaient prioritairement les Caisses d'épargne, fut fait d'indifférence, de méfiance, voire d'hostilité. On a pu, en effet, dans les premiers âges des Caisses, identifier une véritable tradition d'hostilité à l'épargne que des esprits comme ceux de Marx ou de Proudhon relayèrent. Ils le firent en critiquant les fondateurs comme des bourgeois surtout intéressés au maintien de l'ordre social et de leurs propres intérêts, pour Marx, ou comme les propagateurs d'un état d'esprit de repli sur soi et de constitution stérile de réserves, pour Proudhon. Mais le sens du projet finit par faire son chemin et ceux à qui il s'adressait finirent par en comprendre la portée pratique, au delà de tous les procès d'intention, et l'intérêt pour eux-mêmes dans le quotidien de leur vie : le bon sens populaire finit par l’emporter sur les parti pris idéologiques.
Le projet des fondateurs n'était pas de changer la société mais de permettre au plus grand nombre d’améliorer sa vie quotidienne et le plus grand nombre comprit que c'était l'aider à affronter les aléas de la vie de la nouvelle société monétaire, urbaine et industrielle que de lui donner l'occasion de pratiquer et d'apprendre la logique de l'épargne et de la prévoyance monétaires. Et que le paradoxe entre empathie et réalisme, entre volonté d'améliorer le sort des classes populaires et prise en compte de la réalité des lois de l'économie, ne pouvait être surmonté ni dans la négation de ces lois et la fuite en avant dans la charité, ni dans l'acceptation des choses telles qu'elles étaient, mais dans la pédagogie du monde nouveau mise en chantier par les créateurs. Le paradoxe de la création avait été douloureusement affronté et surmonté par ceux-ci et la logique de leur création, fruit de ce dépassement, fut comprise, assimilée et validée par ceux à qui elle s'adressait. Là réside principalement l'explication du succès historique des Caisses d'épargne, de leur succès économique, basée sur la mise en commun de toutes les épargnes, à partir des plus modestes.
Il en va de même si l'on considère, à présent, le paradoxe du métier des Caisses. Rappelons le : être une banque tout en rejetant l'esprit et la pratique de la banque tels qu'ils avaient toujours été jusqu’alors. Point n'est besoin de disserter longuement pour saisir en quoi ce paradoxe a pu faire la fortune des Caisses et a pu favorablement influencer l'accueil qui leur a été fait. Les Caisses ont, bien sûr et d'emblée, adopté les pratiques professionnelles de tout établissement qui collecte et utilise l'argent du public. A Paris, là où la Caisse fut la mère inspiratrice de toutes les Caisses d'épargne, les premiers fondateurs n’étaient-ils pas, d’ailleurs, presque tous banquiers ? De ce fait, la Caisse d’épargne a pu, ainsi, presque mécaniquement, bénéficier des points d'image positifs associés depuis toujours à la banque: rigueur comptable et réglementaire, compétence en matière d'argent, sérieux. Mais, dans le même temps, et c'est là en quoi ses fondateurs ont cassé les codes de ce qui jusque là était la banque, la Caisse d'épargne s'est positionnée comme l'anti-banque par excellence: ouverte à tous, basée sur l'empathie vis-à-vis des plus modestes, pédagogique pour qui ne savait rien des choses de l'argent et de l'épargne, proche des préoccupations du quotidien. Ce fut bien là le gisement de ses valeurs historiques: empathie, pédagogie, confiance, ouverture à tous, engagement de proximité. C'est cela même qui a permis aux Caisses de s'éloigner au maximum des points d'image négatifs de la banque, considérée comme affairiste, lointaine pour le peuple et ouverte aux seuls riches, risquée, arrogante… Ainsi, la Caisse a-t-elle pu devenir la banque de ceux dont la banque ne se souciait pas sans pour autant se fermer aux autres, ce dont atteste le succès de l'épargne bourgeoise en Caisse d'épargne dès l'origine. Un paradoxe de plus pour expliquer la richesse paradoxale de la banque qui ne voulait pas être une banque et dont le métier fut construit tout entier sur cette réalité contradictoire!
Terminons ce développement sur le paradoxe de l'organisation, enfin, qui met en tension décentralisation et proximité, d'un côté, centralisation et contrôle de l'autre. En quoi réside la richesse intrinsèque de ce denier paradoxe et en quoi a-t-il pu contribuer au succès des Caisses? Il faut, pour l'analyser, tenir compte de la réalité française dans laquelle se sont inscrites, plus que toute autre entreprise, les Caisses d'épargne. Une fois leur succès assuré, elles devinrent, pour longtemps, l'un des repères majeurs de la société française au XIXe et au XXe siècle et firent partie, en quelque sorte, du « rêve français ». Ce rêve qui promet que, par l'effort, chacun peut s'en sortir par lui-même et qui prolonge l'esprit individualiste propre au petit paysan et au petit bourgeois français. Or la France, dans l'histoire et dans les mentalités, ce sont à la fois les tribus gauloises, les provinces rétives aux injonctions du centre et jalouses de leur indépendance, mais aussi l'Etat monarchique puis jacobin, centralisé et tatillon. C'est ce paradoxe français qu'ont incarné à la perfection Les Caisses d'épargne, dans le paradoxe historique de leur organisation. La Caisse d'épargne, pour ses millions de déposants, c'était, nous l’avons vu, la Caisse d'épargne de Die ou de Saint-Pourçain-sur-Sioule, son interlocuteur quotidien et les notables de la ville ou du village qui se portaient garants du sérieux de l'organisation. C'était la proximité incarnée, l'institution qui, alors que nulle autre banque grand public n'existait encore, avait su venir collecter sou à sou l'épargne du peuple en allant vivre au milieu du peuple.
Mais c'était aussi la grande institution bénéficiant d’une gestion centralisée de ses fonds. Nous ne faisons pas allusion par là à la centralisation des fonds à la Caisse des dépôts et consignations, car de cela le grand public ne se souciait guère, mais à la traduction de cette centralisation des fonds pour le déposant, à savoir l’existence de la sacro-sainte garantie de l'Etat, sacro-sainte dans un pays comme la France qui est le pays de l'Etat. C’est ce qu’affirmera à la fin du XIXème siècle, et non sans de vraies arguments, Hyppolite Laurent un des défenseurs de l’adduction des fonds à la Caisse des dépôts : « Le crédit des Caisses d’épargne repose entièrement non seulement sur la gestion des fonds par la Caisse des dépôts et sur la confiance inspirée par le portefeuille de cette administration mais aussi (il aurait dû dire « surtout ») sur la garantie de l’Etat. C’est la pierre angulaire. Qu’on la retire et tout l’édifice s’écroule.» Voilà la richesse du paradoxe organisationnel originel des Caisses: avoir su concilier au yeux des déposants la réalité vivante et vécue de la proximité et l'ombre protectrice et tutélaire du Centre. La formule rassura longtemps l'épargnant français, encouragea aux dépôts en Caisse d’épargne et fit donc la richesse, le succès économique et historique des Caisses d'épargne françaises.
La réussite économique, au niveau de la collecte, si elle était un point de passage obligé pour les Caisses afin de toucher le plus grand nombre apparut, cependant, par rapport à leur mission comme un moyen plutôt que comme fin. Leur rôle dans la transformation des mentalités fut considérable : Charles Péguy en est un exceptionnel témoin…
3. Le « moment » Péguy: la Caisse d'épargne apparaît comme l’institution cardinale du monde moderne...
En 1914, les Caisses d'épargne, un siècle après leur création, ont donc pris toute leur place et leur influence s'exerce pleinement. Mais nous devons découvrir, franchissant un degré supplémentaire dans la prise en compte du rôle réel joué par les Caisses d’épargne dans l’histoire économique et sociale, que cette influence n'est pas, et c’est un paradoxe de plus, principalement économique puisqu’elle va agir jusqu'à structurer les formes même de la mentalité populaire. C’est là la grande réussite, sur la durée, des créateurs des Caisses d’épargne. Cela, un esprit éminent va le diagnostiquer avec une grande acuité. Un esprit à même de le faire du fait d’une sensibilité extrême au basculement entre le monde traditionnel, celui de sa mère, femme humble et modeste, qu’il évoque avec tant de force et de tendresse, et le monde moderne, qui est pour lui celui du règne de l’argent. Cet esprit c’est Charles Péguy. Il le fait, principalement, dans ses "Notes conjointes sur M. Descartes et la philosophie cartésienne", écrites en 1914, peu avant sa mort au front, et qui ont été publiées de manière posthume. Que dit-il? Il établit un lien capital, essentiel, primordial entre le Livret de Caisse d'épargne et l'émergence du monde moderne. Il va jusqu'à dire que c'est le Livret de Caisse d'épargne qui "fait le moderne" en contribuant, de façon éminente, à ce que "l'argent (soit) au centre du monde moderne". Il donne tout son poids à la démonstration en mettant au même niveau le Livret de Caisse d'épargne et les Evangiles. En effet, pour lui, quand "on donne aux gamins des écoles primaires un livret de caisse d'épargne (au lieu de leur donner les Evangiles) on fait diamétralement le contraire de ce qu'on faisait quand on leur donnait les Evangiles. (...Ce) qui est, poursuit-il, dans le monde moderne ce que les Evangiles sont dans le monde chrétien (...) c'est le livret de Caisse d'épargne (qui est...) l'invention propre du monde moderne (...) le bréviaire même du monde moderne, (... lui seul) assez fort pour tenir le coup aux Evangiles, parce qu'il est le livre de l'argent”. Voilà bien des propos étonnants: a-t-on jamais dit d'une autre banque qu'elle avait "fait le moderne" et que son message avait, dans le monde moderne, la même puissance que celui des Evangiles dans le monde traditionnel ?
Ce sont là des propos qui donnent un rôle absolument central à la démarche des Caisses d'épargne tout au long des XIXe et XXe siècles et qui montrent que ce n’était pas une utopie que poursuivaient les créateurs, mais bien une pratique sociale hautement transformatrice qu’il mettaient en mouvement. Péguy donne acte, ainsi, aux Caisses de la réussite complète de leur projet-fondateur, ce projet qui visait à transformer en profondeur la mentalité du plus grand nombre pour le mettre à même d'accéder à la logique de la capitalisation monétaire et de la familiarité avec la gestion de l'argent au quotidien. Cela est pleinement réussi entérine Péguy selon lequel si le Livret de Caisse d'épargne ne joue, insiste-t-il, qu’un rôle modeste ce n’est qu’apparence, par fausse modestie d’une institution sûre de sa puissance d’influence, en quelque sorte. Car le livret est, en vérité, selon lui, le véritable moteur du basculement de l'ensemble du peuple dans la logique du calcul et de l'épargne individuelle. S'agissant du pouvoir de l'argent qui "commande toute la société moderne", diagnostique-t-il, “tout est venu (...) de l'épargne et du livret de caisse d'épargne". L'assimilation entre l'esprit d'épargne, enseigné victorieusement par le livret de Caisse d'épargne, et le monde moderne est donc, chez, lui totale. Dans "Clio", un autre texte, il parlera du "grand triomphe du monde moderne" en citant comme points d'ancrage de ce dernier: l'épargne, la capitalisation, les économies, les intérêts, la caisse d'épargne... Evoquant la théorie qui est celle de ce monde, il précise même: "C'est bien une théorie d'une capitalisation non seulement à intérêts, mais à intérêt composés. Le monde moderne se retrouve ici, se contemple et se complaît, se chérit en une de ses institutions essentielles et ce tout se vérifie en une de ses parties. Car cette théorie du progrès revient essentiellement à être une théorie de caisse d'épargne." Il identifie, ainsi, à travers la logique de capitalisation monétaire, proposée et popularisée par la Caisse d'épargne, un mécanisme non seulement pratique mais aussi intellectuel, parlant de "caisse d'épargne intellectuelle". Il veut donc débusquer l’idéologie, sous-jacente à cette pratique, idéologie que le monde moderne considère, nous dit-il, comme le progrès et ayant vocation à s'emparer de tous les esprits.
Charles Péguy, en vérité, n'aimait pas le monde moderne, n'aimait pas l'argent, n'aimait pas ce que ce monde considérait comme le progrès. Il n'aimait donc pas la Caisse d'épargne ni ce qu'elle enseignait et popularisait, considéré comme synonyme d'avarice, de ladrerie, de cupidité, de dureté de cœur, pour reprendre les termes qu'il utilise lui même : on le voit, son discours n’est certes pas flagorneur. Il n'empêche: au delà de cette aversion personnelle, peut-on imaginer, venant d'un tel esprit, d'un philosophe et d'un essayiste comme lui, plus éclatante reconnaissance du rôle capital et cardinal de la Caisse d'épargne dans la constitution de l'esprit moderne ? Plus claire perception de la grande nouveauté et de la grande modernité de ce rôle, modernité consistant à faire de tous et de chacun, jusqu’aux plus modestes détenteurs de petites sommes, des utilisateurs avisés de l'argent et des calculateurs, et de cet usage de l'argent « la chose du monde la mieux partagée » ? N’ayons garde d’oublier que, hommes du XXIe siècle, nous considérons cela, cette pratique généralisée des choses de l’argent pour tous et chacun, deux siècles après la création des Caisses et un siècle après ce qu'en écrivait Péguy : actuellement la chose nous paraît aller de soi. Mais le basculement de la société traditionnelle et paysanne, que Péguy révère, à la société marchande et monétaire n'est, évidemment, pas allé de soi. Et c'est en cela qu'apparait l’ampleur de la tâche historique alors assumée avec succès par les Caisses et dont Péguy prend acte.
Pour en prendre, après Péguy, la juste mesure, la notion de paradoxes fondateurs, que nous avançons ici, nous paraît susceptible, à nouveau, de pouvoir être mobilisée. Le paradoxe de la vocation, en premier lieu, n’est rien d’autre, nous l’avons indiqué d’emblée, que la volonté de réconcilier le peuple avec le monde de l’argent. Ce monde, depuis toujours, était à peu près totalement étranger au peuple, sauf aux marges de sa vie, et ce, tant matériellement que, surtout, psychologiquement. Pour Péguy, qui demeure scandalisé par le mariage du peuple et de l'argent, ce mariage est encore l’objet d’un violent paradoxe, d’une antinomie fondamentale qui le choque et le heurte. Pour les fondateurs des Caisses, lorsqu’ils fondent celles-ci, ce mariage est un objectif, l’objet d’un programme d’action. Et c’est ce programme qui est la raison d'être de l’entreprise qu’ils créent, l'objet même de sa vocation. Un siècle après la création des Caisses, Péguy prend, en quelque sorte, acte de ce que cette tâche a été, pour l’essentiel, accomplie et à son grand regret. Quant au paradoxe du métier: se vouloir une banque en rupture avec tout ce que la banque avait été jusqu'alors, peut-on imaginer confirmation de sa fécondité plus manifeste que ce qu’en dit Péguy lui même. C'est le fait d'avoir accepté d'affronter ce paradoxe qui a permis aux Caisses de jouer ce rôle hors normes qu’il relève et dont il paraît lui même impressionné lorsqu’il énonce : ce « qui est dans le monde moderne ce que les Evangiles sont dans le monde chrétien (...) c'est le livret de Caisse d'épargne …» Si nous reprenons notre problématique dans les termes péguyistes, cela signifie que c’est en détournant totalement la banque de ce qui avait été son rôle jusqu'alors, elle qui ne s'intéressait qu'aux riches et aux puissants, que la Caisse d’épargne a pu tenir ce rôle extra-ordinaire de véritable évangélisateur du peuple et, plus important encore, des enfants de ce peuple. C’est ainsi qu’elle a pu leur apprendre le monde moderne, le monde de l'argent, comme, lorsqu'on donnait les Evangiles aux enfants dans les écoles, on leur apprenait le monde de la foi et de la tradition. Le rôle pédagogique de la Caisse d’épargne, fruit de la conception paradoxale de son métier qui l'amène à marier, la première dans l'histoire, la banque et la pédagogie de masse, lui permet, ainsi, de se hisser jusqu'à un rôle de véritable « évangélisation », de véritable transformation des esprits. Et, pour conforter ce rôle de transformation des mentalités, le mariage réussi de la proximité décentralisée et de l’appui de l’Etat tutélaire, si rassurant en France, a, sans aucun doute, agi de façon décisive.
L'identité est toujours liée à la configuration des origines, pour un être individuel comme pour un être moral : c’est Tocqueville qui en faisait la remarque au milieu du XIXème siècle. Nous venons d’essayer d’identifier pour les Caisses d’épargne les contours de cette configuration originelle, tissée d’ambitieux paradoxes : au delà des circonstances de la création, c’est bien la figure de leur identité, de leur génie propre, que ces contours font émerger. Ce que leur histoire ultérieure va confirmer.
4. Pour les Caisses d’épargne être fidèles à leur génie d’entreprise ce ne peut être que demeurer dans la tension assumée de leurs paradoxes fondateurs.
Les Caisses d'épargne, comme toute organisation vivante, ne sont pas restées figées au contexte de leur création car les paradoxes ou les contradictions ne sont pas, dans le monde du vivant et du social, synonymes de fixité ou de blocages, mais peuvent être, s'ils sont assumés et gérés correctement, les moteurs du changement. C'est bien ce qui s'est passé dans les Caisses. Ainsi, si on en revient au paradoxe de la vocation, la contradiction entre la froideur réaliste du laisser-faire propre au libéralisme économique et la chaleur empathique issue de la morale évangélique qui habitait les créateurs s'est traduite par un dépassement donnant naissance à une institution de nature philanthropique. La démarche a donc conduit à l’invention d'une réalité nouvelle pour se sortir du paradoxe originel : la création d’une banque philanthropique ! Un terme existe dans la tradition philosophique allemande pour qualifier ceci: le terme, difficilement traduisible en français, d'Aufhebung. L'Aufhebung c'est la démarche de dépassement d'une contradiction ou d'un paradoxe, dans laquelle les éléments opposés sont à la fois affirmés et éliminés dans leur opposition originelle. Abrogés, donc, et conservés dans le même mouvement et donc maintenus dans une synthèse conciliatrice. Cela est très proche d'un type de dialectique qui est la dialectique hégélienne. Dit autrement, cette démarche consiste à dépasser un paradoxe tout en conservant la tension qui le constitue pour en faire un moteur de création, de mouvement et donc de changement.
C’est une dialectique de ce type qui s'est installée également s'agissant du paradoxe organisationnel né aux origines des Caisses d’épargne. La centralisation absolue de leur collecte, qui a été actée presque à leur création, a généré une opposition interne qui s'est élargie au fil du temps. Dans les années 1880, alors que la vitalité du mouvement est assurée, un fils rebelle, Eugène Rostand, le président de la Caisse d'épargne de Marseille, lève le drapeau de la révolte: il veut que les Caisses locales retrouvent le pouvoir économique auquel elles avaient renoncé et que le rapport entre centralisation et décentralisation soir réinventé sur de nouvelles bases. Il échouera dans sa tentative, mais l'histoire va finir par lui donner raison. Le relais sera pris au milieu du XXe siècle par un autre fils rebelle, un homme venu des marges de l'Hexagone également, Jean Minjoz, à la fois dirigeant de Caisse d’épargne et élu local et national. Ancré dans sa Caisse de Besançon, il oeuvrera pour permettre l'adoption de la première mesure permettant aux Caisses de réinvestir le champ de l'emploi de leur fonds, les arrachant partiellement à la seule initiative de la Caisse des dépôts. Cette réforme, connue sous le nom de « loi Minjoz », sera la première étape d’une longue marche qui aboutira, enfin, avec la loi fondamentale de 1983, à la création d'une nouvelle organisation des Caisses d'épargne, les dotant, pour la première fois dans leur histoire, d'un véritable organe de régulation centrale, permettant d'amorcer une réorganisation complète de leur organisation interne, et donc de refonder la relation entre le centre et les Caisses sur de nouvelles bases. C’est, là aussi, le témoignage d’un vrai dépassement, celui d'un paradoxe longtemps considéré comme insoluble et qui a perduré plus d’un siècle.
En termes de métier, enfin, les Caisses d'épargne surent, tout au long des décennies 1960 et 1970, démontrer leur capacité à renouveler leurs pratiques professionnelles en élargissant radicalement la gamme de leurs interventions afin de tenir le choc d'une déréglementation et d'une dérégulation qui les mettaient en concurrence directe avec l'ensemble des banques. Se positionner comme une banque à part était chose relativement évidente tant que les Caisses n'offraient qu'un seul produit, leur livret, qui les démarquait de toutes les autres banques. Lorsqu'elles étoffèrent progressivement leurs interventions dans le domaine traditionnel des banques (crédit, moyens de paiement, titres...) elles durent relever le défi de devenir des banques à part entière tout en demeurant des banques à part. Ce défi, elles le relevèrent et les traits d'image de la Caisse d'épargne continuèrent, à l'issue de ce mouvement d'élargissement d'activité, à conserver leur spécificité et leur personnalité. La campagne de communication, réalisée dans la deuxième partie des années 1980, et mettant en avant l'image de la Caisse d'épargne comme celle d’un "Ami financier", traduction publicitaire, s’il en fut, de leur paradoxe constitutif, fut largement plébiscitée par le public qui en valida l'authenticité, dans un positionnement tout à fait propre à la Caisse d'épargne et qu'aucune autre banque n'aurait pu se permettre. En matière de métier les Caisses surent donc utiliser leur paradoxe fondateur pour en faire, là aussi, un usage positif, permettant de marier, dans la communication, des termes antagonistes qu'elles seules pouvaient unir de manière crédible.
Dans les deux décennies qui se sont écoulées depuis, les Caisses ont poursuivi leur évolution, se sont regroupées, ont élargi plus encore leur gamme d'activités, sont devenues des banques coopératives, se sont totalement dégagées de la relation séculaire avec la Caisse des dépôts, ont dû faire face à la crise bancaire, se sont alliées avec les Banques populaires... L'analyse des tendances d’avenir que ces évolutions plus récentes dessinent, nous ne la ferons pas car il n'appartient pas à qui souhaite avoir une démarche d'historien de "faire bouillir les marmites de l'avenir", ni même du présent. Par contre, nous terminerons en insistant sur la relation, déjà soulignée par la remarque de Tocqueville que nous citions, entre configuration des origines et identité.
En soulignant, tout au long de ce texte, la richesse et la complexité des paradoxes fondateurs des Caisses d’épargne, nous avons, en fait, souligné la richesse de leur patrimoine d'entreprise et la capacité d'inventivité que cela leur donne. Le génie d'entreprise ce n'est rien d'autre que cela: la manière de faire par laquelle une entreprise trouve une réponse adaptée face aux défis incessants qui lui viennent de l'extérieur, cela en puisant dans son patrimoine culturel, en utilisant ses réflexes collectifs, en se ressourçant aux valeurs légués par son histoire. Les Caisses d'épargne ont trouvé dans leur corbeille de naissance une riche trilogie de paradoxes, nous avons tenté de la démontrer. Se vouloir, encore et toujours, dans le même moment et dans le même mouvement, à la fois dans l'esprit de l'humanisme et dans les lois de l'économie de marché ; dans la technicité de la banque et dans la volonté d'être "autre chose" que la banque ; dans la proximité décentralisée et dans la puissance centralisée ce n’est rien d’autre que se maintenir dans la féconde tension léguée par ces paradoxes même si, au quotidien, les acteurs de l’entreprise n’en ont pas forcément tous une claire conscience. Pour les Caisses, le ressort du dynamisme ne peut donc être que de s'appuyer sur les paradoxes de leurs origines que nous lisons comme les marqueurs de leur destin, sachant que le destin fixe un cadre, sans annihiler la liberté. Ce sont ces paradoxes qui donnent à leur personnalité sa singularité et ce n'est qu'en en respectant le message que les Caisses en feront des points d'affirmation de leur différence, une différence légitimée par toute leur histoire et donc authentique et profondément ancrée en elles.
A l’heure de la mondialisation et des défis culturels et technologiques que le monde actuel adresse à la banque le défi n’est pas facile à relever. Il est d’autant plus complexe pour les dirigeants actuels des Caisses d’épargne qu’ils gèrent l’identité de celles-ci dans un groupe désormais pluri-marques. Mais la gestion de l’identité n’est pas un combat facile, comme nous l’enseignait Fernand Braudel lorsqu’il soulignait que l’identité était « le résultat vivant de ce que le passé a déposé par couches successives, un combat contre soi-même, destiné à se perpétuer» et que dans ce contexte une nation, mais nous reprendrons son propos à l’appliquant à une entreprise, « ne peut être comprise et se transformer que dans le sens de son évolution logique, s’identifier au meilleur, à l’essentiel d’elle même ». Mais n’est-ce pas dans la richesse de leurs paradoxes fondateurs que s’inscrit le meilleur des Caisses d’épargne ?
Mais, plus que cela, n'est-ce pas - risquons le terme - la figure même de l'inconscient des Caisses d'épargne qui parait s'inscrire dans ces paradoxes et dans leur dialectique ?
Didier Toussaint est l'un des auteurs qui a le plus et le mieux réfléchi sur ce qui peut être appelé l'inconscient de l'entreprise, c’est à dire sur cette structure signifiante issue du désir des fondateurs, qui vit et perdure tant que vit l'entreprise et à travers laquelle se dessine une réalité qui est celle de l’entreprise comme sujet. A l'examen des paradoxes fondateurs de la Caisse d'épargne et de son parcours de vie on voit bien comment la manière dont cette entreprise voit et vit le monde porte la marque de ces paradoxes et de leur co-existence, à l'insu même de ses acteurs, et comment cela commande à ses productions comme à ses symptômes, à ses réflexes comme à sa façon d'être, et ce depuis toujours.
Tout cela signale bien un style, un sens, un génie propre inspiré par un désir. Désir et génie dont la prégnance et la pérennité s'imposent parce qu'il y a fort à penser qu'ils s’inscrivent dans l'inconscient de l'entreprise, inconscient dont on sait qu’il est inaltérable.
* Daniel Duet est Docteur en sciences économiques et diplômé de Sciences po Grenoble.
Il a exercé dans le Groupe Caisse d’épargne, tant au niveau régional que national, des fonctions de marketing, d’études, d’animation de projets innovants, et de stratégie avec une forte implication sur les questions d’identité d’entreprise (valeurs, histoire…)
Après avoir soutenu et publié une thèse sur un thème d’histoire économique concernant les Caisses d’épargne, Daniel Duet a été chargé de cours puis professeur-associé des universités (économie d’entreprise et du management)
Ses travaux de recherche ont donné lieu à de nombreuses publications : un ouvrage consacré à La métamorphose des Caisses d’épargne, un« Que-Sais-Je ?» sur les Caisses d’épargne (11 éditions, 45 000 exemplaires), un ouvrage sur l’histoire de la Caisse d’épargne des Alpes (De l’Abeille à l’Ecureuil ), et nombreux articles en management et en économie.
Daniel Duet est également chercheur-associé au LARHRA (Laboratoire de recherche historique en Rhône-Alpes) et membre fondateur de l’Association pour l’histoire des Caisses d’épargne.
Outre le court article paru dans LSA, déjà cité, Le génie de Danone a fait l'objet de trois mentions dans la presse.
L'hebdomadaire Agra Alimentation lui consacre une page sous forme d'interview. Par ses questions, son rédacteur en Chef, Philippe Berthelier, aborde les grands thèmes figurant dans le livre.
Dans Les Marchés, un court article mentionne la parution de l'ouvrage avec quelques indications sur l'esprit dans lequelk il est conçu.
Enfin, le numéro de Challenges du 14 juin 2012 consacre sa page Le Livre au Génie de Danone.
"Une étude quasi freudienne" écrit Jean-François Arnaud "pas facile d'accès mais réjouissante par la densité de ses références et l'efficacité de ses démonstrations".
Au même moment, une étude vient de paraître montrant que Danone se classe en tête des entreprises du CAC 40 pour sa réputation auprès du grand public.
Les monographies d'entreprises ont un statut spécial. Danone est la troisième que je publie et, comme pour les précédentes, nombreux sont ceux qui me demandent s'il s'agit d'une commande.
La réponse est non, chacun de ces trois livres ayant été une initiative personnelle.
Apparemment, les commandes n'ont pas bonne réputation comme le laisse entendre ce commentaire paru dans LSA sur Le génie de Danone. On peut le comprendre dès l'instant où la démarche pourrait s'avérer orientée et donc suspecte.
A l'autre bout du spectre, certaines enquêtes sur les entreprises se veulent critiques, cherchant à dénoncer les travers cachés de ces grandes institutions marchandes dont finalement on ne sait pas grand-chose. Souvent, elles sont partielles et se concentrent sur une affaire.
Commandes ou investigations, il faut savoir que les monographies d'entreprises sont rares. Les biographies ou mémoires de grands entrepreneurs peuvent faire illusion ; quelques personnages, comme Steve Jobs ou Bill Gates, sont des stars mondiales mais leur nombre est très restreint. Quant aux monographies d'entreprises proprement dites, elles sont rarissimes.
Le cas de Danone est emblématique. La marque, devenue mondiale, est créée en 1919. L'entreprise dans laquelle elle a prospéré ces quarante dernières années est plus que centenaire ; elle s'appelait BSN jusqu'en 1994. Aujourd'hui, le groupe est en tête du CAC 40 pour ce qui est de sa réputation.
Et pourtant, deux livres seulement lui ont été consacrés avant Le génie de Danone, dont un seul est accessible au public. Le premier, Le feu de l'action, est une commande qu'avait passée Antoine Riboud à Pierre Labasse, alors Directeur de la communication interne du groupe. A l'encontre de ce qui est écrit plus haut, ce livre, non commercialisé, est un excellent travail d'historien sur le passé verrier de BSN.
C'est Pierre Labasse également, avec Felix Torres, qui a écrit et publié un petit livre de 120 pages, Mémoire de Danone, le seul qui retrace la création de Danone par Isaac Carasso en Espagne en 1919 et Daniel Carasso en France, en 1929.
Alors que l'entreprise est devenue l'institution dominante de nos sociétés, le décalage est flagrant. Des principaux moteurs de notre époque, que sait-on ? Une multinationale comme Danone emploie plus de 100 000 personnes dans le monde ; elle en fait fait vivre plus du double et ses produits font partie du quotidien de millions de consommateurs. La profusion des chiffres figurant dans un rapport annuel reste muette sur les formes de vies qui s'organisent autour de ces réalités.
Un silence que s'attache à combler Le génie de Danone.
Le livre qui est la cause de mes absences répétées sur ce site et, je le regrette, parfois prolongées, vient de paraître.
Son titre : Le génie de Danone
L'éditeur : Descartes & Cie
Ce livre est le troisième d'une trilogie dont Renault ou l'inconscient d'une entreprise et L'inconscient de la Fnac auront été les deux premiers essais. Pour différentes raisons, liées aux spécificités de Danone et à la façon dont il a été conçu, ce travail a pris plus de temps ; je prépare une série de note destinées à commenter ces raisons.
Une autre publication a précédé de peu la sortie du Génie de Danone ; il s'agit d'un travail collectif. Son titre : Une croissance intelligente : demandons l'impossible, également publié chez Descartes & Cie. Paru en mars, il a été suivi de : Patience camarade, un monde lisible est devant toi , de Jean Lassègue, début mai, toujours chez le même éditeur.
Ces deux ouvrages sont l'aboutissement de travaux de groupe organisés par le Forum d'Action Modernités, Economie pour le premier, et auquel je participe ; Sens & Sociétés, pour le second.
Je prépare également une série de notes sur Une croissance intelligente qui permettra de resituer le contexte dans lequel l'ouvrage a été pensé.
La société sans père
Mis en mouvement par une nécessité intérieure, valorisant l'acte pour l'acte, Steve Jobs, comme de nombreux entrepreneurs, est un homme qui aime ce qu'il fait au même titre qu'un enfant aime ce à quoi il joue. L'entrepreneur est un joueur, à tous les sens du terme, car au-delà de l'esprit ludique, il tente aussi le diable, singulière démarche du joueur qui risque tout.
Intérieure, la nécessité de l'entrepreneur est aussi celle du joueur dont on sait à quel point elle est addictive. Le joueur est un possédé :
"Et pourquoi le jeu serait-il pire que tout autre moyen de se procurer de l'argent, ne fût-ce que le commerce par exemple ? "
s'interroge Dostoïevski1, suggérant qu'au fond, le jeu est la face cachée des affaires, leur vérité, une fois soulevé le voile de la loi et de la morale et a fortiori de la loi morale.
Le jeu est sans limite et sans entrave. Comme le joueur, l'entrepreneur, marqué du sceau de la double carence, veut toujours se refaire ; comme l'enfant, il aimerait ignorer les limites de l'interdit. Le jeu est l'interdit ne font pas bon ménage. J'écris plus haut (4/6) que l'entrepreneur ne se mesure pas au père. Il y a dans cette attitude, un refus qui se traduit par un rejet, un désir irrépressible de contourner l'interdit. En créant, l'entrepreneur est un destructeur d'autorité. Joseph Schumpeter est certainement l'économiste qui a le mieux percé cette réalité, faisant de la destruction créatrice le moteur du capitalisme dont l'entrepreneur est une figure centrale. Cet interdit, pour le manager, devient un modèle.
Aujourd'hui, l'interdit a changé de visage. La figure du père pourrait bien n'être qu'une forme historiquement datée de l'autorité. Désormais, ce sont les faits qui font autorité et parmi eux, les faits économiques. Mais cette mutation est portée par une évolution séculaire, le progrès technique. Depuis plus de cent ans, du sociologue allemand Georg Simmel jusqu'à Heidegger qui voyait en elle une puissance de l'histoire, et en passant par les représentants de l'Ecole de Francfort, la technique est pensée comme la source d'autorité exerçant un monopole croissant au détriment de toute autre forme appartenant au passé.
Parmi les fournisseurs de la technique dominant notre époque, le traitement de l'information, IBM est un symbole de l'autorité, du type de celle que le joueur aime remettre en cause. Pour Steve Jobs, l'année 1984, évoquant le roman de G.Orwell, est un moment plein de symboles. Dans un film publicitaire, c'est une femme qui lance le marteau censé briser l'écran sur lequel apparaît la figure de Big Brother. Le père cesse d'être un modèle ; la mère s'avère subversive : le film en question, c'est celui qui inaugure le lancement du Macintosh.
Or, le Macintosh a quelque chose d'une victoire sur la technique. L'identité du produit,c'est son côté user friendly. Au fond, Steve Jobs remet la technique au service de l'homme et d'une certaine façon, libère celui-ci du joug de celle-là. Il réintègre l'outil technique dans le périmètre du jeu en lui arrachant son masque austère voire arrogant.
Voilà le tour de force réalisé par Steve Jobs, guidé par son seul instinct qui n'est autre que son destin. Le personnage, son histoire, ses produits, tout chez lui pointe en direction de ce fait de société aujourd'hui devenu primordial, le congé donné à la figure du père. A ce titre, le co-fondateur d'Apple a incarné son époque dans laquelle Christopher Lasch a décelé le moment d'une révolution culturelle. Je concluerai par ce mot de l'auteur de La culture du narcissisme :
"L'absence émotionnelle du père au sein de la famille a fait de la mère, le parent dominant" mais, "la mère américaine est aussi un parent absent."
Fin
1. Dostoïevski, Le Joueur
La mort en face
La conjonction de l'absence et de la carence crée un vide dont le bénéfice est, dans le cas de l'entrepreneur, l'exaltation créatrice. Mais elle a sa part d'ombre. Le double manque ainsi créé, celui d'un héritage affectif et celui d'un modèle, laisse une trace très particulière dans la temporalité vécue de l'entrepreneur. Le passé est sans fondement ; l'avenir n'est pas tracé. La vie est un perpétuel instant au milieu du néant. L'entrepreneur, on ne le dit pas suffisamment, est un individu qui entretient une certaine familiarité avec la mort. C'est quelqu'un qui a eu l'occasion de regarder la mort en face d'où son sens aigu de l'urgence, de l'opportunité et de la liberté.
A nouveau, le discours de Stanford est éclairant. Après avoir conclu sur l'amour et la perte, Steve Jobs introduit de façon un peu abrupte le troisième et dernier thème.
"Ma troisième histoire est à propos de la mort."
Il révèle que dès l'âge de 17 ans, il a toujours eu présente à l'esprit l'idée qu'il devait vivre comme s'il vivait son dernier jour. Point de temporalité au long cours, seul compte l'instant qui concentre à lui seul le tout de la vie. Point d'échappatoire au réel du ici et maintenant. Steve Jobs a vécu d'une certaine façon au milieu de la mort, libre de tout ce qui trame le passé et l'avenir à partir d'éléments dont il évoque la diversité :
"La conscience de ma mort prochaine a été le moyen le plus adapté que j'ai trouvé pour m'aider lors des grands choix de ma vie. Car ... les espoirs, la fierté, la peur de la honte ou de l'échec, tout cela s'estompe devant la mort...La conscience de la mort est selon moi la meilleure façon d'éviter le piège qui consiste à croire qu'on a quelque chose à perdre. On est déjà mis à nu, il n'y a aucune raison de ne pas suivre son coeur."
C'est le rien à perdre qui est ici décisif, condition d'une liberté sans limite mais également le propre d'une situation, celle où l'on a déjà tout perdu lorsqu'on est fils d'un double manque. Comment ne pas penser ici à la dialectique hégélienne du maître et de l'esclave ? Devient le maître celui qui ne craint pas la mort, l'esclave celui qui craint de se perdre. Conclusion de cet entrepreneur dont Steve Wozniak, son associé des premiers temps, confirme qu'il vivait en effet avec l'idée de la mort toujours présente à l'esprit :
"La mort est très probablement la meilleure invention de la vie. Elle est l'agent de changement de la vie."
Le lien intime qu'entretient l'entrepreneur avec la mort est peut-être tragique ; mais il est source de créativité et il lève les inhibitions susceptibles d'entraver l'action. Le passage à l'acte fait partie des singularités qui caractérisent le profil de l'entrepreneur. Et les visions qu'on tend spontanément à lui prêter contribuent à occulter cette propension à agir de façon compulsive qui, rappelant la théorie de l'art pour l'art de Théophile Gautier, fait figure d'un véritable Parnasse de l'action.
Cette gratuité de l'acte pour l'acte, moins subordonné à une vision qu'on voudrait le croire, est constitutive du jeu, autre visage de la créativité, mais qui lui ajoute cette dimension ludique propre à l'enfance. L'entrepreneur a besoin pour réussir, d'une certaine dose d'immaturité. C'est peut-être sur ce point que Steve Jobs a rencontré l'esprit de son époque, celui d'une société sans père.
Prochaine et dernière note : la société sans père.
L'amour et la perte
Ce titre est celui que Jobs donne au second des trois thèmes de son discours. Il revient sur son exclusion d'Apple en 1985 :
"J'avais été exclu, mais j'étais encore amoureux"
où l'on voit le lien entre l'amour et la perte, lien nécessaire mais aussi lien séquentiel dans lequel se reconnaît la répétition du traumatisme, l'abandon, la carence affective et l'obsession compensatoire. Lien difficile à concevoir selon les catégories de la logique mais caractéristique de l'inconscient ; il y a souvent des bénéfices secondaires qui s'associent au traumatisme, précisément dans les mécanismes compensatoires. C'est ce que Jobs rend explicite un peu plus loin :
"Le fardeau du succès fit place à la légèreté de celui qui commence, sans trop de certitudes. Ce fut la libération qui m'ouvrit la voie vers la période la plus créative de ma vie"
Ces mots ont une portée universelle car ils expriment la vérité de l'entrepreneur. Le trauma originel, la perte de l'objet, prend une dimension tragique, mais les stratégies compensatoires qu'il engendre sont si exaltantes que pour rien au monde, l'entrepreneur ne changerait le déterminisme de son histoire et de son destin. Car l'exaltation, quelle que soit les formes de son expression, est une des conditions nécessaires de la création.
Le succès, c'est la reconnaissance et surtout, les contraintes auxquelles elle conduit inexorablement, parmi lesquelles la plus exigeante peut-être, celle de rester à la hauteur de ce qui a été accompli. C'est une exigence susceptible de brider la liberté de l'entrepreneur, alors qu'elle est une ressource pour le manager. Or, par-delà cette perpétuelle comparaison à un modèle, se dessine la figure du père, impossible pour un Steve Jobs, alors qu'elle est tout pour un John Sculley.
L'entrepreneur ne se mesure pas au père. Sa liberté n'a qu'une limite, l'obligation de reconquérir l'objet perdu. Jobs poursuit :
"Au cours des cinq années qui ont suivi, j'ai créé une entreprise appelée NeXT, une autre appelée Pixar, et suis tombé amoureux d'une femme étonnante qui allait devenir ma femme."
Le rapprochement entre création et amour n'est pas fortuit. En effet, dit-il :
"Je suis persuadé que ce qui m'a permis d'avancer a été le fait que j'aimais ce que je faisais. Il faut découvrir ce que l'on aime. Et c'est vrai aussi bien de son métier que de ses relations amoureuses."
On dit souvent que la singularité de l'entrepreneur tient à ce qu'il s'autorise de lui-même pour entreprendre. Précisons que le succès vient surtout de ce qu'il s'autorise à faire ce qu'il aime. Le manager fait ce qu'il doit. Et c'est précisément l'absence originelle du père qui exonère l'entrepreneur du devoir consistant à se mesurer à un modèle. Lorsqu'à ce passage du devoir au plaisir s'ajoute une carence affective héritée de la mère, sont alors réunies les conditions d'une envie et peut-être d'un besoin de créer, éclairant la voie immédiate de l'action.
Cette illumination créatrice surplombe l'instant de l'action. Mais que sait-on de la temporalité de l'entrepreneur ?
Prochaine note : la mort en face
L'objet perdu
L'identité d'un homme est son histoire, et plus précisément, ses interprétations. Celle de Steve Jobs est connue.mais son interprétation reste à faire. Le fameux discours de Stanford dont on trouvera ici le texte et la vidéo, y contribue largement.
D'abord le contexte : il s'agit du discours d'un entrepreneur adressé en 2005 à ceux qui, diplômés de Stanford et futurs managers, sont appelés à représenter la quintessence de l'esprit de gestion. Puis la forme : Steve Jobs lit son texte, signe qu'il l'avait préparé et que les trois thèmes retenus étaient pour lui particulièrement signifiants lorsqu'on connaît son génie de la mise en scène. Enfin, le texte lui-même ; chacun des trois thèmes porte un titre : Connecting the dots, Love and Loss, Death. En Français : les liens, l'amour et la perte, la mort. S.Jobs raconte comment il a vécu, nous tenterons de comprendre pourquoi il a vécu.
L'homme nait contre toute attente. Sa mère biologique ne veut pas le prendre en charge et décide de le faire adopter. La famille pressentie veut une fille, l'enfant est à nouveau rejeté. Cinquante ans plus tard, malgré le dévouement de ses parents adoptifs, S.Jobs se présente comme l'enfant du rejet.
Le rejet a valeur de refus. Mis au monde par sa mère biologique, S.Jobs est le fils d'une carence ; cette carence affective est l'héritage de l'objet perdu.
Pourtant, alors qu'elle marquait à jamais son fils d'une déchirure irrémédiable, cette mère lui délivrait un passeport, un laisser-passer lui ouvrant les portes de l'université. Serait retenue la famille qui s'engagerait à assurer au jeune Steve des études supérieures. Les parents adoptifs ont bien tenu leur promesse. Mais cette fois-ci, c'est l'étudiant qui rompt le contrat ; il quitte l'université et devient un drop-out. Le mot est courant aux Etats-Unis, s'appliquant à celui qui ne termine pas ses études et impliquant l'idée d'une exclusion en partie volontaire. Ici, le refus ayant marqué la naissance devient un rejet voulu à l'adolescence.
Plus tard, à l'âge de trente ans, l'ancien drop-out refait l'expérience d'une exclusion. Celui qu'il avait recruté pour diriger Apple, J.Sculley, estimant qu'il devait faire ce pourquoi il avait été engagé, et soutenu par les actionnaires, contraint l'entrepreneur à quitter ses fonctions. Nouvelle rupture, nouveau rejet, réactualisation de la carence. Et pourtant, par ailleurs, l'enfant abandonné devenu adulte devient père d'une fille qu'il abandonne à son tour.
Les grecs croyaient au destin, Freud y voit une répétition, constatant chez les victimes de la Grande Guerre une compulsion à revivre leur traumatisme, non pas par plaisir mais dans la tentative souvent désespérée de s'en rendre maître. Voilà peut-être aussi en quoi consiste le connecting the dots, formule réactualisée du mot célèbre de Claude Lévi-Strauss, signifier n'est jamais qu'établir une relation entre des termes. La vie de S.Jobs est la répétition signifiante d'un traumatisme dans l'espoir toujours déçu de l'annuler.
Chez S.Jobs, les ruptures sont compulsives. Elles commémorent en la réactualisant l'origine de la carence comme pour entretenir l'état si particulier que le cofondateur d'Apple revendique et conseille aux jeunes diplômés auxquels il s'afresse, en ces termes : stay hungry, véritable culte du manque. C'est d'une carence originelle que procède l'obsession de l'entrepreneur et S.Jobs en fait un principe.
Reste l'énigme du père dont nulle trace ne paraît. dans le discours de Stanford. Un émigré d'origine syrienne a une liaison avec une étudiante de son université et de cette liaison naît S.Jobs. Mais la famille de la jeune femme s'oppose au mariage, un refus qui motive l'abandon de l'enfant. Ici, le père absent n'est pas un père qui refuse de s'engager mais un père ayant fait l'objet d'un rejet de la part de la famille de la mère. S.Jobs n'est pas un enfant abandonné par ses parents, mais l'enfant d'un père interdit, et d'une mère qui refuse de lui donner son affection.
Ce père impossible ne laissera pas de traces. L'obsession sera unidimensionnelle ; elle n'aura qu'un objet, combler la carence de l'affection maternelle. Trouver l'amour pour conjurer la perte.
Mais comment ?
Prochaine note : l'amour et la perte
Vision et obsession
Travaillant sur commande, le manager est payé pour mener à bien la mise en oeuvre d'une nécessité extérieure. L'opposition entre ces deux modalités de la nécessité, intérieure et extérieure, est à l'origine d'un des grands mythes qui enveloppe la figure de l'entrepreneur. Quel est-il ?
Pour le comprendre, il faut poser le problème en termes de fins. Celles qui s'imposent au manager ne viennent pas de lui. J.Sculley dit bien que l'une des raisons qui l'ont amené à démettre S.Jobs de ses fonctions était qu'il avait le sentiment de ne pas faire ce pourquoi il était engagé. Les finalités du manager précèdent son engagement et si l'impératif de croissance et de rentabilité est un appel de l'avenir, on tend à oublier que le métier, le modèle économique, l'identité de l'entreprise qui lui est confiée, sont prédéfinis. Au fond, le manager est autant l'administrateur d'un passé que le constructeur d'un futur.
L'entrepreneur s'engage de lui-même. Si le manager construit l'avenir à partir d'un passé qui lui préexiste, l'entrepreneur semble le créer à partir de rien. Et c'est là que se glisse subrepticement un réflexe trompeur de la pensée, le rien étant impensable : la création serait précédée d'une intention, et l'intention serait portée par une vision. Bref, la nécessité intérieure de l'entrepreneur ne serait autre chose qu'un appel de l'avenir, sorte de rêve prémonitoire dont le cadre serait l'immensité de l'espace marchand.
Or, S.Jobs l'a dit on ne peut plus clairement : le client ne sait pas ce qu'il veut. Comment pourrait-il demander ce dont il n'a aucune idée ? Le concepteur du Macintosh ne s'est pas inspiré d'études de marché ou d'enquêtes auprès des consommateurs. Il a été poussé par ses propres obsessions. Son sens légendaire du marketing a été surtout un sens de la mise en scène, mais en aucun cas une intelligence du marché et encore moins de la demande. On ne cesse de rappeler son souci du détail et ses intransigeances. Ce que S.Jobs vient confirmer, c'est que l'entrepreneur se situe par principe dans la perspective de l'offre, non pas d'une offre anticipatrice et visionnaire mais d'une offre expérimentale. L'entrepreneur propose et le marché dispose. Loin de s'éclairer à la lanterne de ses visions, il avance à tâtons dans le brouillard.
L'entrepreneur n'est pas un visionnaire ; c'est un obstiné dont les obsessions finissent pas trouver un sens pour le consommateur. Son génie n'est pas dans ses visions mais dans ses obsessions. Les clés de son succès sont le secret d'une alchimie dont il ignore tout a priori, vaste contexte aux dimensions sociales, historiques, culturelles et économiques, dont il découvre a posteriori, et presque en même temps que le consommateur, les raisons.
L'illusion générale consiste à prendre l'entrepreneur pour un manager qui aurait un don de visionnaire. Le grand mystère qui plane sur la sphère de l'économie marchande tient à cette dimension secrète qui a pour nom la demande. Or la demande, est-ce que ça existe ? Ce mythe de l'économie marchande n'est-il pas un mot déposé sur un symptôme des sociétés modernes, symptôme dont l'interprétation demeure vouée à l'échec tant qu'est laissé de côté tout ce sur quoi reposent ces sociétés ?
Comprendre un entrepreneur, ce n'est donc pas sonder les qualités d'un visionnaire mais interroger le sens d'une obsession. Quelle était celle de Steve Jobs ?
Prochaine note : l'objet perdu
L'entrepreneur et le manager
Le 27 ocotobre j''ai écrit une tribune dans le journal Le Monde qui m'a donné l'occasion d'exprimer quelques idées sur le culte voué à Steve Jobs
Une tribune dans un journal est un espace limité. J'en profite pour revenir ici, en une série de notes, sur la figure de l'entrepreneur et sa signification pour le capitalisme.
Loin d'en faire une loi scientifique, car en matière de sciences humaines, il faut toujours être prudent, j'ai tout de même constaté depuis longtemps que des différences radicales opposent l'entrepreneur et le manager. Nul besoin d'être devin pour s'en apercevoir. L'un est créatif, innovant, il bouleverse l'ordre établi ; l'autre est normatif et il gère un ordre déjà créé. Naturellement, il est demandé au manager de développer l'entreprise, mais son action relève plus de la duplication que de l'invention.
Le conflit de principe entre l'esprit de l'entrepreneur et celui du manager est bien connu ; il est pourtant inégalement pris en compte. On entend plus souvent parler de chefs d'entreprises ou de capitaines d'industrie que d'entrepreneur ou de manager.
Apple est un cas d'école. On dispose du témoignage de John Sculley qui, après avoir dirigé PepsiCo, entreprise mature et depuis longtemps rationalisée selon les canons du management, se trouve plongé dans un univers doublement étranger. Non seulement Apple est une jeune entreprise de la Silicon Valley, secteur en plein développement, mais elle en est encore à un stade entrepreneurial. Steve Jobs en est le leader. Queqlues extraits du livre de John Scculey1 :
"Chez Pepsi, on gardait pour soi ses émotions et ses opinions personnelles. Les réunions étaient précises et disciplinées... Il n'y avait pas de surprises." 2
alors que chez Apple, une réunion de travail
"n'était pas une réunion. C'était une conversation informelle... Elle frisait l'anarchie" 3
Plus loin, et plus spécifique sur Steve Jobs lui-même :
"Steve ne comprenait ni ne respectait corporate America."4
A ce stade, J.Sculley insiste sur l'opposition entre deux secteurs de l'économie, PepsiCo représentant un métier mature, Apple un métier en plein développement. Très vite, par-delà les différence de métiers, ce sont deux visions du monde qui entrent en conflit :
"J'ai promu Steve Jobs au rang de Vice-Président Exécutif ... En octobre 1984, je m'aperçus que peut-être, j'avais fait une erreur."5
Des divergences de vue commencent à entamer la confiance qui régnait entre J.Sculley et S.Jobs ; quel réseau de distribution ? système comptatible avec IBM ou système fermé ? Si les deux hommes ont des opinions différentes, J.Sculley exprime plus ou moins consciemment que ce sont deux attitudes qui deviennent incompatibles. S.Jobs lui dit :
"Le Macintosh, je l'ai dans la peau ; il faut que je le sorte et en fasse un produit."6
Assistant à l'émergence d'une volonté irrépressible dont le caractère irrationnel contredit la raison du manager, J.Sculley a cette phrase incroyable :
"J'avais donné à Steve plus de pouvoir qu'il n'en avait jamais eu et j'avais créé un monstre."7
Il est important de bien comprendre cette réflexion. Ce n'est pas l'être humain qui est devenu un monstre ; c'est l'entrepreneur évoluant dans sa propre entreprise. Et encore, cet entrepreneur n'est pas un monstre en soi, il ne l'est qu'aux yeux d'un manager. W.Kandinski, pionnier de la peinture abstraite au début du 20ème siècle, a beaucoup écrit sur ce qu'il appelle la nécessité intérieure de l'artiste, cet élan créatif qui transcende la forme. L'entrepreneur est un créateur ; le manager est un organisateur et pour lui, point de nécessité intérieure, il ne la comprend pas. Elle l'inquiète au point de devenir à ses yeux un monstre.
Les divergences de vue prennent une tournure personnelle. Les relations d'amitiés se défont. La situation se tend et la seule issue possible qu'envisage J.Sculley est l'éviction de S.Jobs car, dit-il :
"J'allais payer le prix de notre amitié ... Mais je savais que je n'étais pas en train de faire ce pourquoi on m'avait engagé. J'avais une responsabilité envers les actionnaires, le conseil d'administration et les employés." 8
Le manager est toujours en mission. Soumis à une finalité qui lui est imposée, il doit rendre des comptes. Autant dire qu'il doit être prêt à justifier ses décisions et ses choix. Il n'a d'autre solution que de les fonder en raison. L'échec chez lui est une faute : faute de raisonnement, d'appréciation, de jugement. La notion de faute est étrangère à l'entrepreneur. Chez lui, l'échec est une tentative inaboutie. Il en tire une leçon et le plus souvent, il recommence, quitte à refaire de nouvelles erreurs, mais il apprend. Ce qui compte, c'est de parvenir à donner une expression à la nécessité intérieure.
Mais quelle est la nature de cette nécessité ?
Prochaine note : vision et obsession
1. John Sculley, Odyssey : Pepsi to Apple, Harper and Row, NY, 1988
2. Ibid. p 130
3. Ibid, p 130
4. Ibid. p 137
5. Ibid. p 199
6. Ibid. p 160
7. Ibid. p 240
8. Ibid. p 241
Qui se souvient du livre de Roger Priouret, La France et le management, paru en 1968 ? Pas grand monde assurément. L'époque était préoccupée par la capacité de notre pays à relever le Défi Américain, titre de l'ouvrage à grand succès de Jean-Jacques Servan-Schreiber.
En ces années, on cherchait à savoir ce qu'est un manager. Il y avait urgence si l'on voulait ne pas se laisser trop distancer par les américains sur le plan économique. Les écoles de commerce ne juraient que par ce terme. En 1972, la première année à HEC commençait par une semaine de brain storming sur le thème : qu'est-ce qu'un manager ?
Près de quarante ans plus tard, le concept n'est plus un problème. Les grandes entreprises du monde entier ont succombé à la magie du management fortement teinté de culture américaine.
Aujourd'hui, le problème ce sont les effets du management plus que sa définition. C'est ce que martèle depuis des années Henri Mintzberg de l'université Mc Gill à Montréal. Problème d'une portée universelle puisque l'universitaire canadien voit dans les travers du management à l'américaine l'une des causes majeurs de la crise d'aujourd'hui.
Muriel Jasor porte un regard intéressant sur les idées de Henri Mintzberg et dans un article paru dans le journal Les Echos, elle se demande pourquoi les spécialistes du management font défaut en France. Répondant à ses questions je lui ai fait part de quelques commentaires sur le sujet.
Il y a un problème de l'organisation de l'action collective en France, comme je l'ai déjà écrit, ici et là, mais il y a une autre difficulté : le choc permanent de la rencontre entre ce modèle français et le management américain. Autrement dit, aux critiques d'un Michel Crozier et d'un Henri Mintzberg, il faudrait aujourd'hui ajouter une réflexion sur la dimension culturelle du management. La tribune de Rudojnik parue dans Les Echos pose clairement un problème trop souvent refoulé sous prétexte que la mondialisation croissante en a fait une question dépassée.
L'innovation est dans tous les esprits, comme remède à l'atonie de la croissance. On pense en général à l'innovation produits ; l'innovation organisationnelle et institutionnelle est tout aussi importante si ce n'est plus.
Sans préavis, et le temps passant, ce blog est demeuré sans voix pendant sept mois. Que ceux qui avaient l'habitude d'en suivre régulièrement la production veuillent m'en excuser. Je me souviens d'une intuition exprimée par Pfeireh lorsque mes posts commençaient à s'espacer ; il émettait l'hypothèse qu'un livre était en préparation. Il avait raison.
L'ouvrage est achevé. Il va paraître dans les mois qui viennent. Avec l'éditeur, nous préparons le plan de sortie. L'opération prend du temps dans la mesure où les diffuseurs prévoient les sorties plusieurs mois à l'avance. Nous venons de trouver le titre. Il me reste quelques vérifications à faire, notamment pour les notes et références, un travail qui peut être assez prenant et quelque peu fastidieux. Bientôt, j'en saurai plus sur la date de parution et lorsque les choses se seront précisées je le ferai savoir sur ce site.
Il s'agit d'un des leaders mondiaux de son secteur, dans les produits de grande consommation. Le cas s'est avéré particulièrement intéressant et riche d'enseignement. La rédaction en a été plus complexe, d'où la mise en veille involontaire et prolongée de ce blog.
Beaucoup de choses se sont produites en sept mois. L'actualité économique a été chargée, c'est peu dire, et des tendances lourdes se sont accentuées sur lesquelles je vais revenir régulièrement. Je pense en particulier à une tectonique des pays qui semble modifier les postions acquises, la situation actuelle révélant les forces et les faiblesses des uns et des autres. L'autre tendance qui me paraît importante, pour être personnellement sollicité de façon croissante à ce sujet, est un désir diffus mais général dans la sphère des entreprises d'interroger la philosophie. C'est une des raisons, pas la seule, pour laquelle j'ai renommé ce blog en adjoignant la philosophie à l'inconscient. Je ferai une note pour en donner toutes les raisons. Bref, des choses nouvelles, de nouveaux sujets d'exploration apparaîtront progressivement.
J'en ai profité pour modifier l'habillage du site qui n'avait pas changé depuis sa création.
Je profite également de la circonstance pour dire que c'est un plaisir, et un privilège de notre époque, de pouvoir communiquer avec des moyens aussi faciles à maîtriser, surtout lorsque les paradigmes de la communication sont en cours de transformation.
Enfin, et pour terminer, l'intérêt d'un site dépend beaucoup des commentaires de ses lecteurs. Je constate chaque jour que certains articles de journaux en ligne s'accompagnent de commentaires très enrichissants. L'intelligence collective n'est pas un vain mot ; je serais ravi que ce site en soit l'un des exemples vivants.
Le journal Le Monde a mis en ligne aujourd'hui une tribune dans laquelle, une fois de plus, je mets en perspective ce qui se passe aujourd'hui chez Renault et l'histoire de cette entreprise.
Deux choses se répètent : le traitement réservé aux salariés est assez rude (trois cadres licenciés sans preuves) et le dirigeant, qui dispose d'un pouvoir qualifié d'"absolu" par un biographe de Louis Renault (Gilbert Hatry) est finalement isolé et maintenant quelque peu fragilisé.
Les événements se suivent et ne se ressemblent pas ; leurs causes, en revanche, sont les mêmes. On en trrouvera un aperçu dans cette série de notes.
Jerôme Kerviel a été jugé et les commentaires ont fusé, allant de l'indignation à l'approbation. Mais il y a une interrogation qui visiblement hante les esprits : qui est Jérôme Kerviel ?
L'homme en fascine plus d'un. Dans Le Monde paru samedi dernier, A.Delhommais écrivait : "on ignore toujours ce qui a pu se passer dans la tête de Jérôme Kerviel pour qu'il se lance un jour dans cette aventure autodestructrice ". Le juge Dominique Pauthe se posait la même question*, demandant à l'intéressé "Qui êtes-vous donc, Jérôme Kerviel ? "
Il y a manifestement une grande difficulté à penser l'événement. Il faut y voir la preuve que les catégories traditionnelles de la psychologie ont quelque chose de dépassé, montrant leurs limites pour comprendre le lien entre un individu et l'institution d'aujourd'hui.
Dans un point de vue publié par Le Monde, j'en profite pour rappeler à quel point ce lien mérite aujourd'hui d'être revisité. Et au passage, m'appuyant sur deux penseurs d'un temps qui semble révolu, je suggère l'idée que c'est à ses débuts qu'un phénomène est pensé avec le plus de lucidité. Musil et Heidegger avaient bien compris, en leur temps, la montée en puissance des grandes institutions dopées à la technique moderne, au coeur de nos sociétés. On peut en dire autant de Max Weber.
J'ajouterai deux remarques.
La clé de ce qui se passe dans la "tête" n'est pas dans la tête. Ce mythe de l'intériorité a été dénoncé depuis longtemps. "Nous voilà délivrés de la vie intérieure" écrivait Sartre commentant le philosophe allemand Husserl. Et il ajoutait : "la conscience n'a pas de dedans ; elle n'est rien que le dehors d'elle-même et c'est cette fuite absolue, ce refus d'être substance qui la constituent comme une conscience."
Aujourd'hui, c'est Vincent Descombes qui poursuit la déconstruction du mythe : "Le concept d'intention semble nous inviter à loger l'esprit dans un sujet des intentions (dans une tête) mais nous découvrons bien vite que ce n'est pas là sa place. C'est plutôt le sujet qui, pour acquérir un esprit, doit être logé dans un milieu qu'on aurait dit, en français classique, "moral" ... Ce milieu moral est formé par les institutions en tant qu'elles sont pourvoyeuses d'un sens que les sujets individuels peuvent, à leur tour, s'approprier."
La deuxième remarque est complémentaire de ce qui vient d'être dit. Cet instinct autodestructeur qui s'est emparé de Jérôme Kerviel en rappelle un autre. Je pense aux suicides chez Renault ou à France Telecom. Rappelons qu'un arrêt de la Cour de Cassation du 9 juin 2009 a considéré qu'une entreprise comme Renault portait une part de responsabilité dans le suicide d'un de ses cadres.
* Le Monde 7 octobre 2010
Dans un article récent, Le Figaro revient sur un thème d'une exceptionnelle sensibilité en France, la punition corporelle infligée aux enfants. Qu'on en juge : pas moins de 310 commentaires en 48 heures. Le sujet de l'article ? La pétition lancée par le Conseil de l'Europe pour l'interdire et signée par des personnalités.
A la suite de l'article, le journal propose un sondage sur la question de l'interdiction de la fessée. Sur 30 000 participants, plus de 92% des votants sont contre l'interdiction. Pourquoi cet attachement des français à la fessée ?
Les commentaires des internautes sont édifiants. Plusieurs thèmes dominent et à travers eux se dégage toute une philosophie de l'éducation mais aussi de ce qu'est le corps social dans l'inconscient français.
L'éducation est souvent assimilée à un dressage à défaut duquel la personne est vouée à devenir un délinquant ou à demeurer un enfant-roi qui tyrannise ses parents. En France, l'éducation d'un enfant est encore trop souvent une injonction à désapprendre tout ce qu'il est censé déjà être. L'initier à vivre en société consisterait à redresser chez lui une nature viciée dès l'origine. Dans l'éducation à la française, l'ennemi c'est la nature. Pour relativiser cette idée délirante, on appréciera l'excellent petit livre de Marshall Sahlins "La nature humaine, une illusion occidentale".
C'est qu'en France, le social ne va pas de soi ; il prospère tant qu'il demeure spontané et naturel, les étrangers en conviennent. Mais le naturel n'est pas considéré comme crédible pour fournir la base d'une société organisée dont chacun sait que chez nous, l'Etat est la référence ultime. L'ordre social, le vrai, se doit d'être un construit artificiel et à ce titre, il est voué à entrer en conflit avec ce qui est toujours pensé comme la nature humaine.
En France, c'est par la force que l'enfant entre en société au lieu d'y être accueilli.
La propension naturelle à la délinquance que l'enfant est censé désapprendre est un fantasme français. Croyant la contenir, on la fabrique. Par un processus bien connu, le retour du refoulé, elle refait surface non pas tant sous une forme criminelle, mais dans la façon propre à notre pays d'organiser l'action collective.
On en profitera pour relire "Le phénomène bureaucratique" de Michel Crozier ; son concept de "Communauté délinquante", emprunté à l'anthropologue américaine Margaret Mead, met en évidence la tendance qu'ont les français à faire corps, notamment au travail, dès l'instant où se dresse la figure d'un ennemi extérieur, qu'il soit un groupe rival ou bien le supérieur hiérarchique. Bref, c'est sur toile de fond conflictuelle que s'organise le plus souvent l'action collective. Il suffit pour s'en convaincre d'observer le débat politique aussi bien que le management de nos entreprises et de nos administrations, pour s'en convaincre.
Vu sous cette angle, l'idée selon laquelle une bonne fessée donne à l'enfant des repères pour l'avenir, notamment dans sa vie professionnelle, prend malheureusement tout son sens. Certaines de nos grandes entreprises ou administrations, celles dont le nom revient lorsqu'il s'agit de souffrance au travail, l'ont bien compris.
Désormais, il existe en France une liste officielle des entreprises françaises classées en fonction d'un critère bien précis : le stress, et surtout, les mesures mises en place pour lutter contre le stress. Cette liste est d'autant plus officielle qu'elle est établie par le Ministère du Travail.
Ne sont concernées que les entreprises de plus de 1000 salariés. Elles sont classées en trois catégories distinctes :
- une liste verte constituée des entreprises qui
"ont déclaré avoir signé un accord de fond ou de méthode ainsi que celles qui ont engagé un plan d'action concerté, impliquant les organisations syndicales et / ou les représentants du personnel."
- une liste orange constituée des entreprises qui"ont déclaré avoir engagé une ou plusieurs réunions de négociation d'un accord de fond ou de méthode sans qu'il y ait eu signature ainsi que les entreprises qui ont engagé des discussions avec les représentants du personnel sur un projet de diagnostic et / ou plan d'action. "
- une liste rouge constituée des entreprises qui"ont répondu négativement au questionnaire du ministère et n'ont apporté aucun élément permettant de constater un engagement de négociation ou d'action sur le stress ainsi que toutes les entreprises qui n'ont pas demandé de mot de passe pour répondre au questionnaire ou n'ont pas validé ce dernier."
Quelques exemples dès le premier jour : Renault, EDF, sont sur liste verte ;
Club Med, Danone Produits Frais sont sur liste orange, aux côtés de France Telecom ;
Ikea France, Nestle Waters France, Procter & Gamble France, Roquette Frères, SCA Hygiene Products France, UPM Kymmene France, sont sur liste rouge.
Ce choix parle de lui-même. Renault serait plus vertueux que Roquette Frères, une entreprise familiale réalisant 2,5 milliards d'Euros de chiffre d'affaires et parmi les leaders mondiaux de l'amidon, d'une discrétion légendaire. Connaît-on bien SCA, société suédoise fabriquant des produits en cellulose, ou UPM, entreprise papetière finlandaise, du point de vue des conditions de travail ?
Dans ses intentions, l'initiative du Ministère du Travail est louable. Le site qui a été mis en place présente même l'intérêt de fournir des informations utiles sur le stress et les risques psycho-sociaux.Mais il est bien connu que les bonnes intentions ne sont pas forcément le chemin le plus court vers le paradis.
J'entreprends une série de notes sur le sujet qui, je l'espère, permettra de s'orienter dans une problématique qui a été abondamment médiatisée mais finalement assez peu pensée et travaillée.
En guise d'introduction, ce rappel de notes précédentes sur le sujet : un article récent que j'ai publié dans Le Monde, afin de dissiper quelques mythes sur le stress, ainsi que plusieurs notes que l'on trouve facilement sur ce site en utilisant le moteur de recherche Blogbar figurant au bas de la colonne de gauche. Chercher par exemple, "stress" et "psychosociaux".
Les commentaires seront les bienvenus ; il est utile d'élargir le débat sur un sujet suffisamment complexe afin d'éviter qu'il ne soit mal engagé dès le départ.
Lors de la crise financière survenue en 2008, la peur s'est focalisée sur le risque systémique : la chute d'une banque pouvait entraîner celle du système financier mondial, comme un château de cartes.
Curieusement, le risque systémique semble s'appliquer aussi à la construction identitaire des entreprises. Il a suffi qu'un homme, paré hier de toutes les vertus, se révèle aujourd'hui coupable d'adultère, pour qu'une série de multinationales soient atteintes dans leur identité.
Le golfeur Tiger Woods était une icône de la société moderne.Pour plus de 100 miilions de dollars par an, il vendait son image à Gillette, Gatorade, Tag Heuer, Nike ou Accenture. En l'espace de deux mois, suite aux révélations sur sa vie privée, tous ces clients ont tourné le dos à leur fournisseur d'image.
Les raisons invoquées sont diverses. Chez AT&T on a été sec et laconique, se contentant de déclarer
"Nous mettons fin à notre accord de parrainage avec Tiger Woods et lui souhaitons bonne continuation pour l’avenir" *
Accenture, après six ans de métaphore militante ("nous savons ce que cela demande d'être un Tigre", n'est guère plus explicite :
"vu les circonstances des deux dernières semaines, après examen minutieux et analyse, le groupe a déterminé qu'il n'était plus le bon représentant pour sa publicité." **Chez Gillette, on est plus opportuniste :
"Comme Tiger se retire provisoirement de l'espace public, nous allons soutenir son souhait de vie privée en limitant son rôle dans nos programmes de marketing" ***
Pour sa part, Tag Heuer, filiale de LVMH, applique la même stratégie que sa société soeur, Dior lors de l'incident provoqué en Chine par Sharon Stone : on se range aux côtés du client :
" Tiger Woods est un grand sportif, mais nous devons tenir compte de la sensibilité de certains consommateurs " ****
Ce commerce des identités est singulier. D'un mot, d'un écart de conduite, une femme ou un homme peut détruire sa valeur marchande. C'est dire le degré d'instabilité affectant désormais l'image et souvent l'identité de bien des entreprises.
La crainte se focalise sur l'effet commercial ; comment va réagir le client ? Le regard rivé sur le marché, on oublie de s'interroger sur l'effet institutionnel, en particulier sur la réaction des salariés. La relation entre une entreprise et son client est une transaction marchande. Celle qui la lie à ses salariés est un contrat de nature identitaire. Brûler ce qu'on adore du jour au lendemain est une forme de violence éventuellement admissible dans le registre marchand mais déstabilisante dans celui de la construction identitaire des personnes.
A une époque où on mesure en long et en large le coût du stress en entreprise, il serait souhaitable de prendre en compte le lien existant entre le jeu des images censé favoriser les ventes et ce que le sociologue Alain Ehrenberg a nommé l'insécurité identitaire qui en résulte parmi les salariés.
En matière de stress, on ne cesse d'accuser le management ; soit, mais à défaut d'être un mode de relation, le management se veut une technologie des rapports humains. Comme toutes les technologies, il s'appuie sur des mécanismes, au premier rang desquels les pathologies de l'insuffisance auxquelles sont confrontés des individus de plus en plus dépendants de leur environnement professionnel dans leur quête d'identité.
* Site France Info, 31 décembre 2009
** Le Parisien 13 décembre 2009
*** Nouvelobs .com 12.décembre.2009
**** Jean-Christophe Babin, Président de Tag Heuer, dans une interview au journal Le Matin, relayée par le site Telegraph.co.uk 18 décembre 2009
Le stress est en débat. Les entreprises de plus de 1000 salariés ont été priées par le Ministère du Travail d'engager des négociations avec les organisations syndicales sur le sujet au plus tard le 1er février. On peut s'en réjouir.
Mais il ne faut pas en rester là et rappeler que la promptitude de bien des entreprises à s'équiper en indicateurs ou à s'en remettre à des sondages de grande ampleur, relègue à l'arrière plan une véritable démarche visant à comprendre les raisons profondes du mal.
Le stress en entreprise est un symptôme mondial. Mais le thème de la souffrance au travail est plus particulier à la France. Or si le stress se mesure, comme on sait le faire aux Etats-Unis, le mystère de la souffrance psychique n'est soluble ni dans les sondages ni dans les statistiques.
Le lien devenu automatique entre le stress et la souffrance est trompeur car on finit par croire qu'en mesurant le premier on parviendra à combattre la seconde, qu'avec des méthodes qui ont un sens dans le contexte américain, on peut conjurer un mal spécifiquement français. S'en remettre aux vertus du management n'est guère plus efficace dès l'instant où on a compris que les relations entre personnes au travail sont largement conditionnées par le cadre institutionnel de l'entreprise.
Les cause de la souffrance au travail sont à chercher dans l'inconscient institué de l'entreprise.
J'ai développé ces quelques idées reçues sur le stress dans une tribune parue sur le site lemonde.fr
Claude Lévi-Strauss n'aura donc pas achevé sa cent unième année, mais on peut être assuré que son oeuvre et sa pensée iront bien au-delà. Lors de son centenaire, il y a un an, j'avais profité de l'événement pour rappeler quelques grandes lignes de sa pensée.
Aujourd'hui, la presse retrace l'essentiel de son travail et il n'est pas utile d'en rajouter. Je me bornerai donc ici à lui rendre hommage par une simple citation. Elle est extraite d'un de ses livres qui n'a pas connu la notoriété de Tristes Tropiques mais qui est fondamental sur ce que j'appellerai la dimension inconsciente d'un métier.
Ce livre est La potière jalouse. Claude Lévi-Strauss y montre comment tout un réseau de signifiants s'organise autour d'un métier concret, lui donnant un sens qui échappe à celui qui l'exerce. Le métier dont il est question dans le livre est celui de la poterie. Je reproduis un bref passage de l'introduction, en espérant qu'il donnera envie d'aller plus loin.
"Rentrant par bateau des Etats-Unis en 1947, je conversais parfois sur le pont-promenade avec un chef d'orchestre français qui venait de donner des concerts à New-York. Il me dit un jour avoir observé au cours de sa carrière que le caractère d'un musicien s'accorde souvent avec celui évoqué par le timbre et le jeu de son instrument ; pour faire bon ménage avec son orchestre, le chef devait en tenir compte. Ainsi, ajoutait-il, en quelque pays qu'il se trouvât, il pouvait s'attendre à ce que le hauboïste fût pincé et susceptible, le trombone expansif, jovial et bon garçon ...
Cette remarque me frappa, comme toutes celles qui mettent en correspondance des domaines que rien n'incite par ailleurs à rapprocher [...] En somme, mon chef d'orchestre redonnait vie dans son secteur à des croyances anciennes et répandues selon lesquelles une homologie existe entre deux systèmes : celui des occupations professionnelles et celui des tempéraments ; croyances dont, encore aujourd'hui, on peut se demander si elles sont totalement arbitraires ou si, pour une part, elles ne reposent pas sur un fonds d'expérience et d'observation."
J'ai été à mon tour frappé par ce texte, pour avoir connu des industries proches de la poterie comme le verre ou le papier. On y informe de la matière qui est transformée soit par le feu pour le verre, soit par la chimie ou la mécanique pour le papier. Frappé parce qu'au fil de la lecture, je retrouvais à l'oeuvre dans ces industries de process, les mêmes signifiants que ceux qui sont dévoilés autour de la poterie à travers les mythes de régions diverses.
C'est dire l'actualité de la pensée de Claude Lévi-Strauss et les ressources cachées qu'elle rend disponibles pour percer l'inconscient de l'entreprise.
Nous avons eu l'occasion d'envisager ce qu'il est maintenant convenu d'appeler la crise sous l'angle des mécanismes de l'inconscient dans ses manifestations chez l'individu aussi bien que dans les institutions marchandes. L'échange a été d'une grande qualité et très stimulant.
°°°°°°°°°°°°°°°°°
Tout récemment, l'occasion m'a été offerte de contribuer à la NEWSLETTER du site THE OFFICIAL BOARD , fondé par Thomas Lot.
Je l'ai fait avec plaisir tant cette application du Web 2.0 me semble à la fois simple, évidente et astucieuse. Elle vise à renseigner en temps réel les organigrammes des 20 000 premières entreprises au niveau mondial. C'est dire aussi à quel point elle est ambitieuse et potentiellement très puissante.France Telecom souffre d'un mal intriguant que j'ai eu l'occasion d'observer chez plusieurs entreprises du secteur des télécommunications, industriels ou opérateurs. Comment un acteur spécialisé dans la communication peut-il faire preuve d'une telle déficience de communication interne ?
Le lien n'est pas fortuit. Pour certains, paradoxalement, automatiser la communication correspond à un désir inconscient de l'organiser, de l'encadrer, de la contrôler, bref de l'émanciper du contact. Le téléphone a permis d'éviter la rencontre avec l'autre dans l'espace. Internet, notamment le mail, va plus loin ; il permet aussi de l'éviter dans le temps.
J'en viens au détail qui tue, expérience vécue comme client de France Télécom. Je reçois un SMS sur mon portable demandant d'appeler Orange au numéro indiqué. Aucun commentaire, donc j'appelle ; il se peut qu'il y ait un problème.
A l'autre bout du fil, une voix enregistrée annonce qu'il s'agit d'une enquête sur la satisfaction des clients. Le style est cavalier, on se sent convoqué, utilisé ... Mais le pire est à venir. L'enquête est un questionnaire lui aussi enregistré.
Je réponds spontanément mais dès le premier mot, un sentiment étrange m'envahit. "Je parle à un robot" s'impose comme une évidence. Ce détail de la vie quotidienne n'est pas banal. Il mobilise à lui tout seul les différents éléments qui font de l'institution une machine à dépersonnaliser. Il interroge sur le fait de savoir ce que parler veut dire.
Il y a deux sens véhiculés dans l'acte de parole : l'énoncé, à savoir ce que l'on dit, et l'énonciation, à savoir pourquoi on le dit. Si le sens de l'énoncé est public, parce qu'il répond à des règles instituées comme la logique et la syntaxe, celui de l'énonciation est un choix ici et maintenant qui engage celui qui parle. L'énoncé est le sens des institutions ; l'énonciation est le snes de l'individu qui l'articule.
Le robot n'enregistre que l'énoncé. Il ne peut me reconnaître en tant que locuteur. L'absence d'interlocuteur me place dans une position où une part essentielle de ce que je dis , l'énonciation, ne trouve pas sa cible. En niant mon identité d'énonciateur, France Télécom me réduit à l'état de transmetteur d'énoncé. De fin, il me réduit à un moyen.
L'émission verbale d'un locuteur existe pour être comprise. Elle ne devient un acte réel et définitif qu'après s'être coulée dans le moule dont l'interlocuteur détient l'autre moitié. Chez France Telecom, ce jour-là, l'autre moitié du moule est aux abonnés absents. Ma parole reste en souffrance. Voilà comment l'automatisation de la communication tue la personne. J'ai plus longuement développé ce thème de la parole en souffrance à l'occasion des suicides au Technocentre de Renault. Il est au coeur des mécanismes qui conduisent à se donner la mort.
Il se dit que le problème vient de la conversion d'un monde de techniciens en un monde de commerçants. Un grand industriel des télécoms en a fait l'expérience : le Suédois Ericsson, après 10 ans d'effort auprès du grand public, a finalement jeté l'éponge pour revenir à son métier d'industriel spécialisé dans les équipements. Les portables ont été cédés à une société commune avec Sony.
Comme quoi le client, ça ne s'invente pas. A croire le contraire, on peut se brûler les ailes, autre point commun avec les drames de Renault.
Voilà 70 ans que Freud est mort. C'était le 23 septembre 1939.
Le moins qu'on puisse dire, c'est que la commémoration est discrète ; pas un mot dans la presse. Il y a de quoi s'en étonner mais on peut y voir le signe d'une époque qui, aveuglée par son obsession pour l'innovation, en oublie de la reconnaître lorsqu'elle est là ... et d'en tirer profit.
C'est donc l'occasion de rappeler ces quelques considérations de Freud à propos du lien entre le cerveau et le psychisme, d'une saisissante modernité, écrites il y a 120 ans *.
Se demandant si une représentation fait l'objet d'une trace neuronale :
"Quel est le corrélat physiologique de la représentation simple ? Visiblement pas quelque chose qui est au repos, mais plutôt quelque chose de la nature d'un processus."
et plus loin :
"la localisation d'une représentation ne signifie rien d'autre que la localisation de son corrélat (physiologique)"
Le débat est un peu technique, il faut en convenir. Mais il est important à une époque où une interprétation erronée des neurosciences pourrait conduire à affirmer que le cerveau pense. Rappelons à ce propos cette belle formule du philosophe américain Daniel Dennet.
"I understand English, my brain does'nt"
Elle est rapportée par Vincent Descombes. La modernité de Freud, loin d'être épuisée, est travaillée par ce philosophe, dont j'ai déja parlé à plusieurs reprises. Il écrit :
"l'état d'esprit de quelqu'un ne peut pas être un état cérébral"
car si le cerveau fonctionne, il n'a pas la capacité de fabriquer le sens. Vincent Descombes est on ne peut plus clair à ce propos :
"les institutions sont pourvoyeuses d'un sens que les sujets individuels peuvent s'approprier"
et par conséquent :
"l'esprit objectif des institutions précède et rend possible l'esprit subjectif des personnes particulières".
Or, toute la thèse de l'inconscient freudien est déjà dans cette idée, à savoir que, comme le dit bien Vincent Descombes :
"le sujet en dit plus long que son savoir"
autrement dit, il y a de l'inconscient dans ce que l'on dit. Ce surcroît de sens n'est pas une production de l'intérieur, mais de l'extérieur, à savoir des institutions, d'où la formule de J.Lacan
"l'inconscient, c'est le social"
Le hasard a voulu que je me trouve à proximité de la ville natale de Freud, Freiberg (aujourd'hui Pribor), au moment précis de ce 70ème anniversaire. Cette région, notamment le voisinage de Cracovie en Pologne, est pleine d'avenir. L'innovation freudienne, dont on n'a pas encore tiré toutes les conséquences, l'est pareillement.
Plein d'humour, Freud nous a gratifié d'un Gai Savoir, pour paraphraser Nietzsche. Il faut méditer par exemple l' extrait suivant de son livre "Le mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient" dont on ne se lasse pas.
Il s'agit de deux hommes qui se rencontrent dans un train :
"Où vas-tu ?" dit l'un. "A Cracovie", dit l'autre. "Vois quel menteur tu fais !" s'exclame l'autre. "Tu dis que tu vas à Cracovie pour que je croie que tu vas à Lemberg. Mais je sais bien que tu vas à Cracovie. Pourquoi alors mentir ?"
* Contribution à la conception des aphasies (1891)
Voici un an que "la crise" a montré son vrai visage en saisissant d'émoi les grandes institutions financières de la planète. On nous a promis le pire.
Un an plus tard, l'augmentation du chômage, le resserrement du crédit, fatal pour certaines entreprises, et à quelques exceptions près, une contraction du PIB de nombreux pays, sont le signe qu'il s'est vraiment produit quelque chose. Mais quoi ? La question reste entière et le pire n'est peut-être pas là où on l'attend.
Pour tenter d'y répondre, nous avons, au Forum d'Action Modernités, mis par écrit un certain nombre des idées qui nous sont venues aux cours de nos séances de travail. Le résultat est un ouvrage collectif publié aux Editions Descartes & Cie, qui sera en librairie dès le 10 septembre.
Dans son introduction, Philippe Lemoine, fondateur du Forum d'Action Modernités, présente à la fois le cadre de nos travaux, l'ouvrage et les différentes contributions.
Tour à tour sont remis en questions les fondements de la valeur et de l'économie par Yann Moulier Boutang, Michel Henochsberg, Robert Zarader et Marc Guillaume, l'évolution de la technique, par Michel Volle, de la consommation, par Philippe Moatti, du rôle de l'Etat, par Philippe Frémeaux, et de la conscience collective, par François Rachline.
François Fourquet s'interroge sur le "nous" qui est au coeur d'une crise dont Catherine Blondel pointe l'obscénité et dont Antoine Rebiscoul tente une interprétation en tant que "bataille des intangibles". Pour ma part, je me suis attaché à comprendre le symptôme d'une crise qui traduit la façon dont l'individu est parvenu à déléguer ses principales fonctions psychiques à des institutions marchandes en général, et financières en particulier. C'est l'occasion d'approfondir le rôle inconscient de la monnaie dans nos sociétés.
J'espère que ce livre sera de nature à susciter un débat et naturellement, les commentaires sont ici les bienvenus.
Après la bataille des mots, on en vient aux actes. Bernard Tapie est donc entré dans le capital du Club Med, à concurrence de 1%.
D'abord, l'enjeu : une entreprise de taille moyenne, mais dont la marque est mondiale et riche en affect. Ensuite les leviers : il s'agit indéniablement du capital, Bernard Tapie essayant de le restructurer et Henri Giscard d'Estaing de s'en faire un allié. L'objectif de chacun est donc de créer des alliances avec des investisseurs amis. La lutte pour le contrôle du Club Med est une lutte d'influence au coeur des milieux financiers. Enfin, les intérêts : Bernard Tapie veut influencer la stratégie du groupe voire le diriger tout simplement mais, désormais, il gère par la même occasion une partie de son patrimoine. Henri Giscard d'Estaing, lui, défend une position de pouvoir même si le cours du titre peut avoir des conséquences sur une partie de sa rémunération par les stocks-options.
Deux styles s'affrontent. Bernard Tapie, c'est le spectacle, les paroles tonitruantes et leur amplification par les médias. En face, on reste plus discret et on consulte. Le journal le Monde va plus loin, évoquant un vague air de lutte des classes.
Bref, le peuple contre l'aristocratie. Le trait est un peu forcé mais il ne faut pas s'arrêter aux personnes car à travers elles, ce sont deux stratégies qui s'opposent. L'une prétend qu'il faut redonner au Club son côté populaire. L'autre maintient le cap sur le haut de gamme initié depuis des années.
La faiblesse d'Henri Giscard d'Estaing, naturellement, ce sont les résultats décevants qui se succèdent d'année en année. La stratégie du haut de gamme ne convainc pas, comme je l'ai déjà évoqué ici et là. Or, ce qui se passe actuellement prend tout son sens à la lumière du passé.
Fondé en 1950 par Gérard Blitz comme association, le Club Med devient une SA avec l'arrivée de son associé Gilbert Trigano, en 1954. Contrastant avec le miracle de la marque, la situation financière de l'entreprise a toujours été précaire. Comme on l'a souvent dit, on finançait de l'investissement par de la trésorerie, sachant que dans les années 50, le succès du concept était tel que les séjours de l'été étaient vendus, puis payés, avant le printemps de la même année. Dès sa naissance ou presque, le Club Med a souffert d'une pathologie de sa structure financière, due à son succès mais peut-être aussi à un excès de confiance dans un concept qui séduisait avec une force toute particulière. Au Club Med, il y a un lien structurel entre la valeur de la marque et le déséquilibre financier que je ne peux approfondir ici. Un lien qui n'est pas une fatalité, mais une réalité propre à cette entreprise. Presque 50 ans après la première impasse financière, voilà ce que dit Philippe Bourguignon auquel a succédé Henri Giscard d'Estaing, dans une récente interview :
"Le Club Med dans sa formule actuelle, ne peut pas trouver son équilibre".
On sait que, répondant à un appel au secours, des investisseurs sont entrés dans le capital, inaugurant une pratique qui deviendra la norme dans l'entreprise : son Président était condamné à gérer l'actionnariat, ses divisions et ses volontés, pour pouvoir exister. Il a fallu tout le talent de Gilbert Trigano pour y parvenir. Son fils Serge lui a succédé brièvement, cédant la place à Philippe Bourguigon, tombé à son tour au profit de ... Henri Giscard d'Estaing.
Voilà pour la forme : un Président toujours fragile en raison de résultats décevants, face à un conseil toujours mouvant, imprévisible et donc perpétuellement ingérable.
Ensuite, le contenu : qui a raison, entre la stratégie du populaire et celle du haut de gamme ?
On peut craindre que ce soit ni l'un ni l'autre. Il suffit pour s'en convaincre de constater que Philippe Bourguignon a échoué dans un sens alors que la réaction en direction opposée s'avère actuellement aussi décevante. Le débat semble condamné à s'enfermer dans une alternative nuisible au Club Med.
Car les éléments clés du projet de l'entrepreneur étaient tout autres. Selon Gilbert Trigano, le Club Med était un projet de contre-société. Le concept était précisément d'effacer tous les codes sociaux susceptibles de rappeler les différences de classes, un principe dont l'analyse a déjà été esquissée.
Parmi les anciens, on aime encore raconter cette anecdote: deux GM avaient sympathisé et ne s'étaient aperçus qu'au terme de leur séjour qu'ils travaillaient dans la même entreprise... l'un comme employé, l'autre comme président.
Le conflit qui est en train de s'organiser entre les deux extrêmes porte précisément sur ce à quoi Gérard Blitz et Gilbert Trigano voulaient échapper. Mieux, il répète d'autres erreurs du passé. Philippe Bourguigon ne s'était pas privé de critiquer la gestion des Trigano, père et fils, lors de son arrivée à la présidence du Club Med, fort de son expérience de manager chez Disney. La rigueur du gestionnaire allait prévaloir sur la fantaisie des amateurs. On connaît la suite. Or, Bernard Tapie réitère le procédé. Critiquant la gestion d'Henri Giscard d'Estaing, il lui adresse la même amabilité que celle de Philippe Bourguignon aux Trigano :
"Cette boîte est gérée n'importe comment"
Bref on se déchire le capital social pour savoir qui fera mieux que l'autre. Dommage que le grand absent du débat soit une fois de plus l'entrepreneur et le capital signifiant qu'il a investi dans l'entreprise. Parmi les nombreux points communs qui rapprochent le Club Med et la Fnac, dont il faut savoir que les fondateurs avaient envisagé une fusion, il y a la même difficulté à exercer la fonction de président, une tâche quasi impossible.
Un témoignage ? Voici celui de Philippe Bourguignon :
"J'étais dans une entreprise assez difficile, rude et ingrate. Je ne souhaite à personne les deux dernières années que j'ai passées au Club !"
Comme quoi, une fois de plus, ignorer le passé, c'est se condamner à le répéter.
Mercredi, le premier film de la trilogie Millenium sort en France.
Il est sans surprise, conforme au livre dont le titre exact est "Les hommes qui haïssent les femmes", malgré quelques coupures et rapides allusions à des événements qui ne se produiront que dans le deuxième tome. Son intérêt est de rendre l'atmosphère du cadre de l'action, à savoir la Suède.
C'est surtout à l'oreille que l'on reconnaît une ambiance suédoise : sobriété de l'environnement sonore dans ce pays où l'on agit beaucoup et discute peu, ce qui n'exclut pas qu'on y parle abondamment. L'hermétisme d'une langue peu connue en dehors des frontières parachève le mystère.
Jean-Jacques Larrochelle * voit dans Millenium ce qu'il appelle la face cachée du modèle scandinave (efficacité économique et bien-être social) , les maux d'une société d'apparence prospère aux prises avec la voracité financière et les démons de son passé. Le crime, donc, l'argent, et les remugles du nazisme ainsi que les régurgitations de barbares de l'ex-Union soviétique.
Des mots forts mais aussi stéréotypés que trompeurs. Rien de ce qui est humain n'échappe à sa face cachée. Comme bien d'autres pays, la Suède a une longue histoire remplie de faits et gestes dont la signification est d'autant plus riche qu'elle est inconsciente. Mais il y a une chose très spécifique qui distingue la Suède et qui, assurément, contribue à créer le mystère : c'est le rapport particulier qu'entretient tout un peuple à son passé.
Hormis la tutelle danoise qui prend fin au début du 16ème siècle, le pays n'a jamais été envahi. Un système de gouvernance démocratique plus que millénaire au niveau de la communauté villageoise, pas de conflit armé depuis 200 ans ni d'épisodes révolutionnaires traumatisant la mémoire collective pas plus que de guerres civiles ou de religion.
Il est vrai qu'il a pu y avoir parfois des sympathies pour l'Allemagne à tous les niveaux de la société durant la dernière guerre ; mais les compromissions réelles ont été d'ordre commercial. Il y a eu de vrais conflits d'idées à ce sujet mais ils n'ont pas laissé de traces dans les mémoires. Donc pas de démons du passé au sens où on l'entend habituellement.
Peut-être aussi, c'est là une autre particularité du pays, que les ancêtres des suédois, les Vikings, ont pleinement vécu à une certaine époque, leur face démoniaque. Ils ont fait régner la terreur sur une partie de l'Europe pendant près de deux siècles, restant en marge d'une chrétienté qui n'a pris pied dans le pays qu'à partir de la seconde moitié du 11ème siècle. Le pays est passé au protestantisme sans résistance au début du 16ème siècle.
J'ai abordé la préférence du fait par rapport à l'idée chez les suédois. Millenium en est un témoignage. Le projet de Stieg Larssson est certes une dénonciation (le crime, l'argent, la condition féminine ...) mais son ampleur et sa radicalité sont le signe d'un réel courage devant les faits.
A ce titre, la trilogie Millenium est avant tout une fiction policière, mais elle est instructive. On y trouve quelques-unes des clés du capital signifiant de la Suède, en partie dans la trame des événements et beaucoup dans le comportement des protagonistes.
* Le Monde du 10-11 mai, supplément TV
Avec la disparition de Max Theret, une page de l'histoire de la Fnac vient d'être tournée. Son associé, André Essel étant décédé en 2005, l'entreprise a perdu les deux fondateurs qui l'ont fait naître.
S'il est vrai que Max Theret et Andre Essel ont été tous les deux des militants trotskystes avant la guerre, ils ne se sont connus que bien après, en 1952, par l'intermédiaire de Fred Zeller, un ami commun. Ils avaient déjà cessé toute activité militante. Ce point est important car très souvent, la création de la Fnac est présentée comme le résultat d'un projet politique, ce qui ne correspond pas à la vérité historique. Les deux fondateurs ont toujours pris soin de préciser ce point.
Que par la suite, le style de management, notamment celui d'Andre Essel, s'inspire d'une vision du monde trotskyste, ne doit pas étonner. Andre Essel avait été formé à cette école dès son adolescence. La Fnac a longtemps vécu sous sa direction au rythme de la "Révolution permanente". C'est d'ailleurs un point qui a été à l'origine de divergences entre les deux hommes.
Max Théret avait 41 ans lors de la création de la Fnac et il avait déjà une certaine expérience des affaires, notamment dans le domaine du développement photo. Il était également associé dans une société, l'Economie Nouvelle, qui proposait des carnets d'achat donnant droit à des réductions chez un certain nombre de commerçants affiliés.
La Fnac est née à partir du même concept, et non pas comme entreprise de distribution de matériel photo. Ce n'est que parce qu'ils n'ont pas trouvé de fabricants d'appareil photo disposés à s'affilier au système de la Fnac, que Max Theret et André Essel ont décidé de les distribuer eux-mêmes.
Les deux hommes ont profondément marqué l'entreprise.
Max Theret était un passionné de photo dès les années 30. A plus de 90 ans, il était encore très au fait des dernières technologies dont il avait suivi et adopté tous les développements pendant plus de 60 ans. En tant que leader de la distribution de produits techniques, la Fnac ne fait qu'entretenir ce qui a été la passion d'un homme pendant tout une vie.
L'autre contribution de Max Théret a été de faire évoluer le capital de la Fnac. C'est lui qui a poussé à l'ouverture du capital en 1970, puis à la vente en 1977. On peut naturellement discuter du bien-fondé d'un choix qui, très rapidement, a conduit les fondateurs à perdre le contrôle de l'entreprise. Mais Il est vraisemblable que le développement de la Fnac n'aurait pas été aussi rapide sans la volonté de Max Theret d'adosser l'entreprise à des partenaires financiers.
J'ai eu l'occasion de rencontrer Max Theret à plusieurs reprises, et chaque fois avec beaucoup de plaisir. L'homme était très affable et particulièrement attachant. Il fait partie des grands entrepreneurs de l'après-guerre.
Le 9 février à 20h30, une nouvelle soirée au Théâtre du Rond-Point, organisée par le Forum d'Action Modernités. Le thème : Demain la révolution ? Un slogan qui demande quelques précisions.
Comme les précédentes, cette soirée s'inscrit dans le cadre de la réflexion et des activités du Forum d'Action Modernités. Inutile de dire que la crise actuelle est un thème qui occupe une partie de nos travaux et de notre temps.
Il ne s'agit pas en l'occurrence de livrer une interprétation de plus d'un phénomène dont l'ampleur pourrait signifier une étape importante dans l'évolution du monde contemporain. Les limites conventionnelles de l'économie semblent aujourd'hui trop étroites pour l'action et la réflexion.
Des pistes sur scène le 9 février.
C'est le titre d'un petit texte écrit par Freud en 1919. Mais c'est aussi, malheureusement, un fantasme encore répandu parmi les français en matière d'éducation, presque cent ans après, comme en témoignent les commentaires des internautes suscités par les articles qui paraissent sur le sujet. Quelques exemples.
Le 6 décembre 2007, le site Liberation.com titrait Qui n'a pas eu sa fessée ? avec un article mentionnant une étude menée sur la violence physique faite aux enfants en Europe. On y apprend, entre autres, que la moitié des pays de l'Europe ont voté une loi l'interdisant ... mais pas la France. Et pour cause !
Le 23 janvier 2009, avec 2009 pourrait être l'année de l'abolition de la fessée le Figaro.com relance le débat qui vire au tollé général, si l'on en juge d'après les commentaires. Les plus pressés n'auront qu'à savoir qu'un sondage accompagnant l'article (Faut-il interdire la fessée ? ) recueille, auprès de plus de 20 000 votants, 9,5% de pour et 90,5% de contre.
A l'heure de la mondialisation à outrance, il est utile de comprendre ce qui hante l'inconscient de chaque pays. Des travaux importants existent au sujet du nôtre. Je pense en particulier à ceux de Michel Crozier. Sa thèse sur la bureaucratie à la française, exposée dans son livre "Le Phénomène bureaucratique" (1964), fait ressortir les deux maux principaux qui y affectent les modalités de l'action collective : la peur du face à face et des relations d'autorité, d'une part, et la communauté délinquante, d'autre part. Or, l'impossible dialogue entre les différents niveaux hiérarchiques est une constante bien connue dans beaucoup (pas toutes heureusement) d'entreprises françaises, tout comme le fait que le projet hostile est un élément fédérateur pour le travail en commun.
Les recherches de Michel Crozier ont reçu de solides confirmations à travers deux études internationales récentes amplement utilisées et analysées par Thomas Philippon dont j'ai précédemment commenté le travail. Comparant la qualité des relations professionnelles entre plus d'une centaine de pays, ces études classent la France dans les derniers.
Un travail important reste à faire, comme m'en convainc chaque jour la pratique de l'inconscient des entreprises en France : faire ressortir clairement le lien existant entre la difficulté qu'elles éprouvent dans l'organisation de l'action collective et un mode d'éducation des enfants dont la violence physique est un des symptômes. En effet, le travail en commun exige avant tout un rapport exempt de passion et d'émotion à l'égard de l'autorité. Pour bien des français, les faits n'ont pas assez d'autorité, il leur manque celle de la fessée pour y mettre un peu, souvent beaucoup, d'émotion.
Le spectacle du quotidien en dit plus parfois que de longs discours. Qui n'a vu dans les rues de nos villes, au moins une fois dans sa vie, un enfant en pleurs après être tombé, recevoir quelques coups de surcroît ?
Après cette image publicitaire consacrant l'idée d'une incorporation de la technologie "dans la peau", le thème refait surface chez un autre annonceur. Il s'agit toujours de technologie, mais aussi de musique.
Le message de Philips est un beau travail formel. Du tatouage à la musique, le cheminement est continu. Désormais, tout est dans la peau. Les écouteurs sont présentés non pas comme les simples convoyeurs du signe musical, mais comme des moyens d'incorporer le son.
Au delà de son formalisme réussi, le message véhicule un contenu qui est tout un programme. Il en va du statut de la musique aujourd'hui. L'écoute ne passe plus par la perception mais par la sensation. La nature matérielle du son tend à prendre le pas sur la structure tonale qui l'organise si bien que la musique est devenue bien plus une expérience physique qu'une expérience esthétique. Cette évolution est plus ancienne que l'on croit, comme je l'ai déjà exprimé.
La musique qui se déverse dans les écouteurs vantés par cette image est l'auxiliaire d'une mise en condition sensorielle et les moyens techniques de sa reproduction, notamment les lecteurs MP3, en sont devenus le facteur qui prime sur tous les autres. Une partie de la musique d'aujourd'hui a cessé d'être une fin en soi.
Voilà pourquoi les écouteurs de Philips serviront plus à graver du son dans la peau qu'à écouter de la musique qui, selon la définition de Claude Lévi-Strauss dans "L'Homme nu", "est le langage moins le sens" ou bien encore un "schème codé en son".