L'objet perdu
L'identité d'un homme est son histoire, et plus précisément, ses interprétations. Celle de Steve Jobs est connue.mais son interprétation reste à faire. Le fameux discours de Stanford dont on trouvera ici le texte et la vidéo, y contribue largement.
D'abord le contexte : il s'agit du discours d'un entrepreneur adressé en 2005 à ceux qui, diplômés de Stanford et futurs managers, sont appelés à représenter la quintessence de l'esprit de gestion. Puis la forme : Steve Jobs lit son texte, signe qu'il l'avait préparé et que les trois thèmes retenus étaient pour lui particulièrement signifiants lorsqu'on connaît son génie de la mise en scène. Enfin, le texte lui-même ; chacun des trois thèmes porte un titre : Connecting the dots, Love and Loss, Death. En Français : les liens, l'amour et la perte, la mort. S.Jobs raconte comment il a vécu, nous tenterons de comprendre pourquoi il a vécu.
L'homme nait contre toute attente. Sa mère biologique ne veut pas le prendre en charge et décide de le faire adopter. La famille pressentie veut une fille, l'enfant est à nouveau rejeté. Cinquante ans plus tard, malgré le dévouement de ses parents adoptifs, S.Jobs se présente comme l'enfant du rejet.
Le rejet a valeur de refus. Mis au monde par sa mère biologique, S.Jobs est le fils d'une carence ; cette carence affective est l'héritage de l'objet perdu.
Pourtant, alors qu'elle marquait à jamais son fils d'une déchirure irrémédiable, cette mère lui délivrait un passeport, un laisser-passer lui ouvrant les portes de l'université. Serait retenue la famille qui s'engagerait à assurer au jeune Steve des études supérieures. Les parents adoptifs ont bien tenu leur promesse. Mais cette fois-ci, c'est l'étudiant qui rompt le contrat ; il quitte l'université et devient un drop-out. Le mot est courant aux Etats-Unis, s'appliquant à celui qui ne termine pas ses études et impliquant l'idée d'une exclusion en partie volontaire. Ici, le refus ayant marqué la naissance devient un rejet voulu à l'adolescence.
Plus tard, à l'âge de trente ans, l'ancien drop-out refait l'expérience d'une exclusion. Celui qu'il avait recruté pour diriger Apple, J.Sculley, estimant qu'il devait faire ce pourquoi il avait été engagé, et soutenu par les actionnaires, contraint l'entrepreneur à quitter ses fonctions. Nouvelle rupture, nouveau rejet, réactualisation de la carence. Et pourtant, par ailleurs, l'enfant abandonné devenu adulte devient père d'une fille qu'il abandonne à son tour.
Les grecs croyaient au destin, Freud y voit une répétition, constatant chez les victimes de la Grande Guerre une compulsion à revivre leur traumatisme, non pas par plaisir mais dans la tentative souvent désespérée de s'en rendre maître. Voilà peut-être aussi en quoi consiste le connecting the dots, formule réactualisée du mot célèbre de Claude Lévi-Strauss, signifier n'est jamais qu'établir une relation entre des termes. La vie de S.Jobs est la répétition signifiante d'un traumatisme dans l'espoir toujours déçu de l'annuler.
Chez S.Jobs, les ruptures sont compulsives. Elles commémorent en la réactualisant l'origine de la carence comme pour entretenir l'état si particulier que le cofondateur d'Apple revendique et conseille aux jeunes diplômés auxquels il s'afresse, en ces termes : stay hungry, véritable culte du manque. C'est d'une carence originelle que procède l'obsession de l'entrepreneur et S.Jobs en fait un principe.
Reste l'énigme du père dont nulle trace ne paraît. dans le discours de Stanford. Un émigré d'origine syrienne a une liaison avec une étudiante de son université et de cette liaison naît S.Jobs. Mais la famille de la jeune femme s'oppose au mariage, un refus qui motive l'abandon de l'enfant. Ici, le père absent n'est pas un père qui refuse de s'engager mais un père ayant fait l'objet d'un rejet de la part de la famille de la mère. S.Jobs n'est pas un enfant abandonné par ses parents, mais l'enfant d'un père interdit, et d'une mère qui refuse de lui donner son affection.
Ce père impossible ne laissera pas de traces. L'obsession sera unidimensionnelle ; elle n'aura qu'un objet, combler la carence de l'affection maternelle. Trouver l'amour pour conjurer la perte.
Mais comment ?
Prochaine note : l'amour et la perte
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