L'entrepreneur et le manager
Le 27 ocotobre j''ai écrit une tribune dans le journal Le Monde qui m'a donné l'occasion d'exprimer quelques idées sur le culte voué à Steve Jobs
Une tribune dans un journal est un espace limité. J'en profite pour revenir ici, en une série de notes, sur la figure de l'entrepreneur et sa signification pour le capitalisme.
Loin d'en faire une loi scientifique, car en matière de sciences humaines, il faut toujours être prudent, j'ai tout de même constaté depuis longtemps que des différences radicales opposent l'entrepreneur et le manager. Nul besoin d'être devin pour s'en apercevoir. L'un est créatif, innovant, il bouleverse l'ordre établi ; l'autre est normatif et il gère un ordre déjà créé. Naturellement, il est demandé au manager de développer l'entreprise, mais son action relève plus de la duplication que de l'invention.
Le conflit de principe entre l'esprit de l'entrepreneur et celui du manager est bien connu ; il est pourtant inégalement pris en compte. On entend plus souvent parler de chefs d'entreprises ou de capitaines d'industrie que d'entrepreneur ou de manager.
Apple est un cas d'école. On dispose du témoignage de John Sculley qui, après avoir dirigé PepsiCo, entreprise mature et depuis longtemps rationalisée selon les canons du management, se trouve plongé dans un univers doublement étranger. Non seulement Apple est une jeune entreprise de la Silicon Valley, secteur en plein développement, mais elle en est encore à un stade entrepreneurial. Steve Jobs en est le leader. Queqlues extraits du livre de John Scculey1 :
"Chez Pepsi, on gardait pour soi ses émotions et ses opinions personnelles. Les réunions étaient précises et disciplinées... Il n'y avait pas de surprises." 2
alors que chez Apple, une réunion de travail
"n'était pas une réunion. C'était une conversation informelle... Elle frisait l'anarchie" 3
Plus loin, et plus spécifique sur Steve Jobs lui-même :
"Steve ne comprenait ni ne respectait corporate America."4
A ce stade, J.Sculley insiste sur l'opposition entre deux secteurs de l'économie, PepsiCo représentant un métier mature, Apple un métier en plein développement. Très vite, par-delà les différence de métiers, ce sont deux visions du monde qui entrent en conflit :
"J'ai promu Steve Jobs au rang de Vice-Président Exécutif ... En octobre 1984, je m'aperçus que peut-être, j'avais fait une erreur."5
Des divergences de vue commencent à entamer la confiance qui régnait entre J.Sculley et S.Jobs ; quel réseau de distribution ? système comptatible avec IBM ou système fermé ? Si les deux hommes ont des opinions différentes, J.Sculley exprime plus ou moins consciemment que ce sont deux attitudes qui deviennent incompatibles. S.Jobs lui dit :
"Le Macintosh, je l'ai dans la peau ; il faut que je le sorte et en fasse un produit."6
Assistant à l'émergence d'une volonté irrépressible dont le caractère irrationnel contredit la raison du manager, J.Sculley a cette phrase incroyable :
"J'avais donné à Steve plus de pouvoir qu'il n'en avait jamais eu et j'avais créé un monstre."7
Il est important de bien comprendre cette réflexion. Ce n'est pas l'être humain qui est devenu un monstre ; c'est l'entrepreneur évoluant dans sa propre entreprise. Et encore, cet entrepreneur n'est pas un monstre en soi, il ne l'est qu'aux yeux d'un manager. W.Kandinski, pionnier de la peinture abstraite au début du 20ème siècle, a beaucoup écrit sur ce qu'il appelle la nécessité intérieure de l'artiste, cet élan créatif qui transcende la forme. L'entrepreneur est un créateur ; le manager est un organisateur et pour lui, point de nécessité intérieure, il ne la comprend pas. Elle l'inquiète au point de devenir à ses yeux un monstre.
Les divergences de vue prennent une tournure personnelle. Les relations d'amitiés se défont. La situation se tend et la seule issue possible qu'envisage J.Sculley est l'éviction de S.Jobs car, dit-il :
"J'allais payer le prix de notre amitié ... Mais je savais que je n'étais pas en train de faire ce pourquoi on m'avait engagé. J'avais une responsabilité envers les actionnaires, le conseil d'administration et les employés." 8
Le manager est toujours en mission. Soumis à une finalité qui lui est imposée, il doit rendre des comptes. Autant dire qu'il doit être prêt à justifier ses décisions et ses choix. Il n'a d'autre solution que de les fonder en raison. L'échec chez lui est une faute : faute de raisonnement, d'appréciation, de jugement. La notion de faute est étrangère à l'entrepreneur. Chez lui, l'échec est une tentative inaboutie. Il en tire une leçon et le plus souvent, il recommence, quitte à refaire de nouvelles erreurs, mais il apprend. Ce qui compte, c'est de parvenir à donner une expression à la nécessité intérieure.
Mais quelle est la nature de cette nécessité ?
Prochaine note : vision et obsession
1. John Sculley, Odyssey : Pepsi to Apple, Harper and Row, NY, 1988
2. Ibid. p 130
3. Ibid, p 130
4. Ibid. p 137
5. Ibid. p 199
6. Ibid. p 160
7. Ibid. p 240
8. Ibid. p 241
Excellent
Rédigé par : catali | 19 novembre 2011 à 07:10