La dynamique paradoxale du génie d’entreprise des Caisses d'épargne françaises.
Daniel Duet *
"Les faits bruts n'existent pas. Tout est légende depuis le début"
Jacques-Alain Miller
La réflexion sur le management a permis de dépasser d'anciens repères qui ne pouvaient percevoir l'entreprise que comme un "jardin à la française", tiré au cordeau, et dans l'identité ou la stratégie de laquelle ne devaient résider ni contradiction ni paradoxe. Les approches modernes ont démontré, bien au contraire, que contradictions et paradoxes étaient, dans ce domaine aussi, l'essence même du réel. L'examen historique de la façon dont s'est déployé le destin des Caisses d'épargne en fournit, à notre sens, une démonstration éclairante. Nous verrons, en effet, que, dès leur création, les Caisses vont se trouver confrontées à des paradoxes fondateurs dont la prise en compte est essentielle pour qui veut comprendre leur nature, illustrant l'aphorisme d'Oscar Wilde selon lequel « Le chemin de la vérité est celui du paradoxe ». Nous verrons que ceux-ci ont à voir non seulement avec ce que sera leur réussite économique, mais aussi leur influence sociale sur les mentalités, dont la juste mesure n’a pas toujours été prise et qui le fut, avec une force particulière, par Charles Péguy il y a tout juste cent ans. En définitive, une telle prégnance sur leur histoire nous conduira à mettre en relation les paradoxes des Caisses d’épargne avec leur génie propre.
1. Aux origines des Caisses d'épargne, trois paradoxes fondateurs.
Ce sont trois réalités fondamentalement paradoxales qui composent le tissu existentiel des Caisses d'épargne, dès leurs origines. La première concerne leur vocation. La vocation d'une organisation est issue du désir des fondateurs, de leur intention créatrice. S'agissant des Caisses d'épargne, repérons un premier paradoxe fondamental qui concerne la façon dont les créateurs des Caisses ont conçu leur vocation. Ces derniers -le duc de La Rochefoucauld-Liancourt et Benjamin Delessert - sont, à tous égards, des hommes du nouveau monde capitaliste et libéral qui imprime son rythme à l'économie et à la société au XIXe siècle. Ils sont adversaires de tout ce qui pourrait entraver la marche en avant de la nouvelle société: le retour aux liens de charité de l'Ancien Régime aussi bien qu’un interventionnisme étatique d'assistance mal venu dans l'économie. Mais ce sont également des hommes de forte foi chrétienne, troublés dans leur âme devant les misères, les déracinements et les aléas engendrés par la société du "laissez-faire, laissez-passer". Le paradoxe est là pour eux: comment, à la fois, accepter la dure loi du marché libre et faire place à la morale évangélique du soutien à apporter aux plus fragiles, alors qu'ils ne veulent renoncer ni à l'une ni à l'autre ? C'est de ce paradoxe, douloureusement vécu par ces hommes d'exception, que naît l'idée même de Caisse d'épargne. Grâce à la mise à disposition au profit des plus faibles épargnes d'un mécanisme de capitalisation monétaire et grâce à un travail persévérant de pédagogie économique, il s'agit pour les fondateurs de détourner, en quelque sorte, un pur mécanisme de l'économie capitaliste dans une direction humaine et sociale. Cela sans l'altérer en quoi que se soit et sans venir en aide par l'assistance mais, au contraire, en démontrant que l'effort -l'épargne en l'occurrence- peut être productif et facteur de mieux-être pour tout citoyen dès le premier degré de possession d'une somme monétaire, si petite soit-elle. La croyance qui est celle de la société libérale en l'argent n'est, ainsi, pas remise en cause, mais la création de la Caisse d'épargne vise à montrer que ce qui est considéré comme un « bon usage » de l'argent peut aussi améliorer le sort du peuple. Marier l'argent, jusqu'alors réservé aux puissants, et le peuple: voilà le premier paradoxe fondateur des Caisses d'épargne, consubstantiel à la définition de ce qu'une entreprise a de plus précieux, sa vocation.
Les Caisses d'épargne vont d'emblée, également, vivre un paradoxe central, dans l'exercice de leur métier cette fois. Elles sont, en effet, dès leur origine, des banques, ceci entendu non au sens étroit ou institutionnel mais générique et économique du terme. Une banque, dans ce sens, est un établissement qui, soit collecte de l'argent, soit en prête, soit rend des services financiers, soit exerce deux de ces fonctions ou les trois. Le métier de la Caisse d'épargne va se fonder sur la pratique de la collecte de l'épargne et les Caisses font donc partie, de ce fait, du monde bancaire. Mais lorsqu'ils créent la Caisse d'épargne ce que souhaitent surtout Benjamin Delessert et François La Rochefoucauld-Liancourt c’est s'adresser au plus grand nombre. Et c'est cela même qui les conduit à poser un acte que l'on peut qualifier d’économiquement et de socialement innovateur dans la mesure où il s’agit de détourner, là aussi, non plus un mécanisme mais la pratique d'un métier, le métier bancaire, de l’usage qui en avait été fait jusqu’alors. Depuis ses origines, en effet, la banque ne s’était intéressée qu’aux princes, au commerce, aux très fortunés. Il s’agit donc, avec la création de la Caisse d'épargne, de fonder une branche totalement nouvelle de la banque en la faisant fonctionner non plus au service des puissants ou de l’enrichissement capitaliste, mais au service du plus grand nombre, un plus grand nombre auquel personne ne s’intéressait alors et auquel personne ne s’intéressera, avant longtemps
Les Caisses vont donc créer, ainsi, des formes de proximité qu’aucun type de banque n’avait jamais mis en œuvre jusqu’alors. Jamais, dans l’histoire de la banque, aucune forme bancaire ne s’était encore adressée à l’ensemble de la population à cette échelle et avec un tel projet. Et c'est bien pour cette audace qu'un Balzac tancera vertement la Caisse d'épargne - dans La Maison Nucingen - en l'accusant de la dernière des irresponsabilités en ayant ouvert les portes d'un établissement financier à des classes de population incapables d'en user: "l'encouragement donné aux Caisses d'épargne, tonnera l'auteur de La Comédie humaine, est une grosse sottise politique. Une Caisse d'épargne est l'inoculation des vices engendrés par l'intérêt à des gens que ni l'éducation ni le raisonnement ne retiennent dans leurs combinaisons tacitement criminelles. Et voilà les effets de la philanthropie". Balzac ne fera là qu'exprimer une idée largement répandue à l'époque, selon laquelle la Caisse d'épargne était pour les domestiques l'occasion de voler leurs maîtres en dissimulant l'objet de leur larcin dans l'établissement. Idée reçue à un point tel que Flaubert la reprendra dans son bien-nommé Dictionnaire des idées reçues. Même le pourtant socialiste Louis Blanc, dans un ouvrage de 1845, fustigera la Caisse d'épargne comme la "receleuse aveugle et autorisée d'une foule de profits illégitimes", accueillant "après les avoir encouragés, tous ceux qui se présentent... " Accueillir "tous ceux qui se présentent" : quel scandale pour l'époque, donc, qu'une banque ouverte à tous ! Le paradoxe du métier des Caisses va donc être là: être, au sens technique et économique du métier exercé, un établissement collecteur d'épargne, donc une banque, et, dans le même temps, casser tous les codes de ce qu'avait été la banque depuis toujours. Et prendre, ainsi, le contre pied radical de sa pratique immémoriale en s'adressant à l'ensemble de la population, non dans un but d'enrichissement ou de puissance politique ou économique mais pour répondre aux besoins du plus grand nombre dans sa vie la plus quotidienne. Deuxième paradoxe fondateur !
Le troisième paradoxe a trait à l'organisation, sachant qu’en pointant la vocation, le métier et l'organisation, ce sont les trois réalités cardinales de toute entreprise que nous examinons. Ce paradoxe là ne se manifeste pas à la création même, mais si tôt dans l'histoire des Caisses que son analyse concerne bien leurs origines. En fait les Caisses d'épargne se créent et vont vivre sur la base la plus décentralisée et la plus proche du terrain qui se puisse imaginer. Aucune règle centralisée d'ensemble ne préside à leurs créations. Celles-ci ne se font que sur l’impulsion d'initiatives purement locales, émanant de notables et de personnalités souhaitant favoriser la promotion de l'épargne du peuple, suivant en cela l'exemple pilote de la création de la Caisse d'épargne de Paris en 1818. Celle ci donne le « La » puis essaime, donc, et se démultiplie dans la France entière. En quelques décennies l'explosion décentralisée des créations a fait son œuvre et c'est plus de 500 Caisses d'épargne qui maillent le territoire national, des grandes Caisses, telles Paris ou Marseille, aux minuscules Caisses d’un ou deux employés, à Romorantin ou à l'ile de Ré, en passant par toutes les tailles intermédiaires et toutes les régions de France. La Caisse d'épargne, c'est la proximité incarnée.
Où réside donc le paradoxe, ici? Dans le fait que, très vite et sans même que les Pouvoirs publics ne le souhaitent, les dirigeants de la nouvelle institution ne désireront pas assumer l'intégralité de leurs responsabilités économiques et refuseront, ce que feront les Caisses sous d'autres cieux, d'investir les sommes collectées en emplois locaux et au bénéfice des économies locales. S'ils veulent bien collecter l'épargne, ils ne veulent pas gérer l'emploi des fonds ainsi collectés et plutôt que d'affronter eux-mêmes le problème de la sécurisation des placements, conservant, ainsi, leur indépendance et leur libre arbitre, ils se tournent vers l'Etat afin que ce dernier les décharge du problème. Le dit Etat, que certains accuseront, plus tard, d'avoir "mis la main" sur les Caisses d'épargne, n'est pas demandeur. Il ne souhaite pas se charger de cette mission et renâcle devant cette responsabilité. Il finit, cependant, par céder: par une ordonnance de juin 1829 les Caisses sont autorisées à déposer leurs fonds au Trésor public, puis, en 1837, à la Caisse des dépôts. "Pardonne leur, ils ne savent pas ce qu'ils font", peut-on lire dans les Ecritures. Cette phrase, beaucoup des dirigeants ultérieurs des Caisses d'épargne la prononceront à l'encontre de leurs illustres devanciers, pour s'être mis ainsi dans la main de la puissance publique. Dès lors, se met en place, très vite, le troisième paradoxe fondateur: celui d'uneorganisationqui crée, sur le terrain, un établissement bancaire totalement décentralisé et qui, dans le même temps, par le système de l'adduction des fonds collectés à la Caisse des dépôts et consignation, se trouve pris dans un système de centralisation des épargnes collectées au profit de l'Etat centralisé, le plus absolu qui soit. Ceci enlèvera aux Caisses d'épargne, pour plus d'un siècle, la moindre des initiatives dans l'emploi des fonds collectés par elles-mêmes, c'est-à-dire tout pouvoir économique de crédit, d'investissement, de gestion des moyens de paiement, dans un environnement qu'elles connaissaient pourtant mieux que quiconque.
Voilà donc les trois paradoxes fondateurs de la Caisse d’épargne. Ils vont faire sa richesse…
2. Paradoxes de la richesse et richesse des paradoxes.
Il peut paraître évident de parler de « richesse » à propos d'un établissement bancaire. La fortune économique des Caisses d'épargne n'avait pourtant rien d'évident. L'essor ne fut pas immédiat. La capacité des Caisses à convaincre la population d’apporter ses économies dans ses livres prit du temps et demanda opiniâtreté et efforts de la part des dirigeants et des salariés de l'organisation. Progressivement, cependant, la Caisse d'épargne s'affirmera comme un acteur central dans l'encouragement à l'épargne et dans sa collecte. Ainsi, des origines à 1875 environ, la courbe d'évolution des dépôts présente les caractéristiques d'une phase de démarrage d'un processus, puis la croissance s'accélère très nettement jusqu'aux années 1910. A ce moment là, le succès des Caisses d'épargne est indiscutablement acquis. On peut même dire qu'en inventant le livret de dépôt qui porte leur nom et le dispositif de points de collecte qui y est associé, les Caisses ont véritablement inventé l'épargne monétaire de masse qui n'existait pas à leur création. En 1908 un Français sur cinq possède un livret de caisse d'épargne et, à la même date, le volume collecté représente 27 % de la masse monétaire du pays, soit une véritable grandeur macro-économique. Malgré les turbulences politiques économiques et sociales des années 1914 -1945 ces acquis se fortifieront, puisque c'est près d'un habitant sur trois qui sera titulaire d'un livret au sortir de la Seconde Guerre mondiale et que la croissance des dépôts reprendra à un niveau démultiplié dans la période d'après guerre, ceci sans compter les performances de la Caisse d’épargne postale, qui utilisera la percée des Caisses privées pour asseoir son propre développement après 1881. En 1965 le volume de dépôts dépassera les 15 milliards de francs, en francs constants de 1914, soit le double du précédent pic de l'entre-deux-guerres.
Cette fortune, cette richesse économique des Caisses d'épargne dont la réalité est indiscutable, pourquoi la qualifions nous, elle aussi, de paradoxale? Tout simplement parce qu'il est paradoxal, et beaucoup de contemporains l'ont vécu comme tel, qu'une institution ouverte aux plus pauvres, collectant l'épargne "sou à sou" à travers un mécanisme financier compréhensible par un enfant de 6 ans, ait pu se montrer capable, sur la période à laquelle nous venons de nous référer, de collecter plus que beaucoup des banques dédiées à la collecte des dépôts des plus fortunés, à travers des dispositifs financiers infiniment plus complexes et élaborés. N’est-il pas frappant qu’au début du XXe siècle le désormais fameux « petit Livret », comme on l’appelait souvent familièrement, ait pu drainer, à lui seul, le quart du total de la capitalisation boursière de la Bourse de Paris, dont le rayonnement est, à l’époque, considérable ? C'est ce qui peut expliquer que, parlant du succès des Caisses d'épargne à l'échelle française mais aussi européenne et évoquant autant le nombre des épargnants que le volume des capitaux collectés, un économiste du début du XXème siècle- Augustin de Malarce - ait pu, dans un article scientifique du Journal des économistes, évoquer, s'agissant de « l'institution la plus importante par le nombre des modestes travailleurs qu'elle sert et par la valeur des petits capitaux qu'elle sauve", de nombres "dépassant la visée habituelle de l'esprit" ! L'établissement accueillant l’épargne du pauvre, du français modeste ou moyen a pu, ainsi, même si l'épargne bourgeoise n'a pas boudé les Caisses d'épargne, rivaliser, en épargne collectée, avec l'épargne du riche et le "sou à sou" démontrer sa performance face à la collecte auprès des grandes fortunes. Le voilà le paradoxe de la richesse financière, de la collecte accumulée dans les Caisses d'épargne! Celles-ci ont, ainsi, les premières, démontré en acte que l'affirmation, audacieuse, affichée au tout début du XIXe siècle par Saint Simon lorsqu’il notait que "les banquiers ne s’étaient pas rendu compte qu'il y avait plus d'argent à gagner avec les pauvres qu'avec les riches", n’était pas une vue de l’esprit mais le paradoxe annonciateur d’un monde nouveau dans l’accouchement duquel, les Caisses furent, nous y reviendrons avec Charles Péguy, un acteur essentiel…
Nous venons d'évoquer une richesse économique somme toute étonnante et paradoxale, à l'époque où elle se constitue. Nous avions évoqué, précédemment, de singuliers et riches paradoxes fondateurs en termes de vocation, de métier et d'organisation. Peut-il y avoir un lien entre les deux? Peut-on faire de la réalité et des paradoxes de la richesse des Caisses d’épargne, gagnée de haute lutte, le fruit de la richesse de leurs paradoxes fondateurs ? Il nous semble que la réponse doive être positive et que, s'il y a là retournement dialectique, ce dernier ne fait qu'exprimer la réalité des choses. Reprenons, en premier lieu, le paradoxe que nous avons désigné comme celui de la vocation. Il consiste, rappelons-le, à faire cohabiter, au principe même de l'inspiration qui a donné naissance aux Caisses, un esprit d'empathie et de chaleur chrétienne et humaniste avec un froid et dur réalisme économique. Ce paradoxe, qui concernait le plus grand nombre, comment l’historien peut-il nier que, progressivement, celui-ci n'en ait pas ressenti, éprouvé, compris l'ambition et l'intelligence ? Les débuts furent, certes, difficiles. Et le premier accueil dans les milieux auxquels s'adressaient prioritairement les Caisses d'épargne, fut fait d'indifférence, de méfiance, voire d'hostilité. On a pu, en effet, dans les premiers âges des Caisses, identifier une véritable tradition d'hostilité à l'épargne que des esprits comme ceux de Marx ou de Proudhon relayèrent. Ils le firent en critiquant les fondateurs comme des bourgeois surtout intéressés au maintien de l'ordre social et de leurs propres intérêts, pour Marx, ou comme les propagateurs d'un état d'esprit de repli sur soi et de constitution stérile de réserves, pour Proudhon. Mais le sens du projet finit par faire son chemin et ceux à qui il s'adressait finirent par en comprendre la portée pratique, au delà de tous les procès d'intention, et l'intérêt pour eux-mêmes dans le quotidien de leur vie : le bon sens populaire finit par l’emporter sur les parti pris idéologiques.
Le projet des fondateurs n'était pas de changer la société mais de permettre au plus grand nombre d’améliorer sa vie quotidienne et le plus grand nombre comprit que c'était l'aider à affronter les aléas de la vie de la nouvelle société monétaire, urbaine et industrielle que de lui donner l'occasion de pratiquer et d'apprendre la logique de l'épargne et de la prévoyance monétaires. Et que le paradoxe entre empathie et réalisme, entre volonté d'améliorer le sort des classes populaires et prise en compte de la réalité des lois de l'économie, ne pouvait être surmonté ni dans la négation de ces lois et la fuite en avant dans la charité, ni dans l'acceptation des choses telles qu'elles étaient, mais dans la pédagogie du monde nouveau mise en chantier par les créateurs. Le paradoxe de la création avait été douloureusement affronté et surmonté par ceux-ci et la logique de leur création, fruit de ce dépassement, fut comprise, assimilée et validée par ceux à qui elle s'adressait. Là réside principalement l'explication du succès historique des Caisses d'épargne, de leur succès économique, basée sur la mise en commun de toutes les épargnes, à partir des plus modestes.
Il en va de même si l'on considère, à présent, le paradoxe du métier des Caisses. Rappelons le : être une banque tout en rejetant l'esprit et la pratique de la banque tels qu'ils avaient toujours été jusqu’alors. Point n'est besoin de disserter longuement pour saisir en quoi ce paradoxe a pu faire la fortune des Caisses et a pu favorablement influencer l'accueil qui leur a été fait. Les Caisses ont, bien sûr et d'emblée, adopté les pratiques professionnelles de tout établissement qui collecte et utilise l'argent du public. A Paris, là où la Caisse fut la mère inspiratrice de toutes les Caisses d'épargne, les premiers fondateurs n’étaient-ils pas, d’ailleurs, presque tous banquiers ? De ce fait, la Caisse d’épargne a pu, ainsi, presque mécaniquement, bénéficier des points d'image positifs associés depuis toujours à la banque: rigueur comptable et réglementaire, compétence en matière d'argent, sérieux. Mais, dans le même temps, et c'est là en quoi ses fondateurs ont cassé les codes de ce qui jusque là était la banque, la Caisse d'épargne s'est positionnée comme l'anti-banque par excellence: ouverte à tous, basée sur l'empathie vis-à-vis des plus modestes, pédagogique pour qui ne savait rien des choses de l'argent et de l'épargne, proche des préoccupations du quotidien. Ce fut bien là le gisement de ses valeurs historiques: empathie, pédagogie, confiance, ouverture à tous, engagement de proximité. C'est cela même qui a permis aux Caisses de s'éloigner au maximum des points d'image négatifs de la banque, considérée comme affairiste, lointaine pour le peuple et ouverte aux seuls riches, risquée, arrogante… Ainsi, la Caisse a-t-elle pu devenir la banque de ceux dont la banque ne se souciait pas sans pour autant se fermer aux autres, ce dont atteste le succès de l'épargne bourgeoise en Caisse d'épargne dès l'origine. Un paradoxe de plus pour expliquer la richesse paradoxale de la banque qui ne voulait pas être une banque et dont le métier fut construit tout entier sur cette réalité contradictoire!
Terminons ce développement sur le paradoxe de l'organisation, enfin, qui met en tension décentralisation et proximité, d'un côté, centralisation et contrôle de l'autre. En quoi réside la richesse intrinsèque de ce denier paradoxe et en quoi a-t-il pu contribuer au succès des Caisses? Il faut, pour l'analyser, tenir compte de la réalité française dans laquelle se sont inscrites, plus que toute autre entreprise, les Caisses d'épargne. Une fois leur succès assuré, elles devinrent, pour longtemps, l'un des repères majeurs de la société française au XIXe et au XXe siècle et firent partie, en quelque sorte, du « rêve français ». Ce rêve qui promet que, par l'effort, chacun peut s'en sortir par lui-même et qui prolonge l'esprit individualiste propre au petit paysan et au petit bourgeois français. Or la France, dans l'histoire et dans les mentalités, ce sont à la fois les tribus gauloises, les provinces rétives aux injonctions du centre et jalouses de leur indépendance, mais aussi l'Etat monarchique puis jacobin, centralisé et tatillon. C'est ce paradoxe français qu'ont incarné à la perfection Les Caisses d'épargne, dans le paradoxe historique de leur organisation. La Caisse d'épargne, pour ses millions de déposants, c'était, nous l’avons vu, la Caisse d'épargne de Die ou de Saint-Pourçain-sur-Sioule, son interlocuteur quotidien et les notables de la ville ou du village qui se portaient garants du sérieux de l'organisation. C'était la proximité incarnée, l'institution qui, alors que nulle autre banque grand public n'existait encore, avait su venir collecter sou à sou l'épargne du peuple en allant vivre au milieu du peuple.
Mais c'était aussi la grande institution bénéficiant d’une gestion centralisée de ses fonds. Nous ne faisons pas allusion par là à la centralisation des fonds à la Caisse des dépôts et consignations, car de cela le grand public ne se souciait guère, mais à la traduction de cette centralisation des fonds pour le déposant, à savoir l’existence de la sacro-sainte garantie de l'Etat, sacro-sainte dans un pays comme la France qui est le pays de l'Etat. C’est ce qu’affirmera à la fin du XIXème siècle, et non sans de vraies arguments, Hyppolite Laurent un des défenseurs de l’adduction des fonds à la Caisse des dépôts : « Le crédit des Caisses d’épargne repose entièrement non seulement sur la gestion des fonds par la Caisse des dépôts et sur la confiance inspirée par le portefeuille de cette administration mais aussi (il aurait dû dire « surtout ») sur la garantie de l’Etat. C’est la pierre angulaire. Qu’on la retire et tout l’édifice s’écroule.» Voilà la richesse du paradoxe organisationnel originel des Caisses: avoir su concilier au yeux des déposants la réalité vivante et vécue de la proximité et l'ombre protectrice et tutélaire du Centre. La formule rassura longtemps l'épargnant français, encouragea aux dépôts en Caisse d’épargne et fit donc la richesse, le succès économique et historique des Caisses d'épargne françaises.
La réussite économique, au niveau de la collecte, si elle était un point de passage obligé pour les Caisses afin de toucher le plus grand nombre apparut, cependant, par rapport à leur mission comme un moyen plutôt que comme fin. Leur rôle dans la transformation des mentalités fut considérable : Charles Péguy en est un exceptionnel témoin…
3. Le « moment » Péguy: la Caisse d'épargne apparaît comme l’institution cardinale du monde moderne...
En 1914, les Caisses d'épargne, un siècle après leur création, ont donc pris toute leur place et leur influence s'exerce pleinement. Mais nous devons découvrir, franchissant un degré supplémentaire dans la prise en compte du rôle réel joué par les Caisses d’épargne dans l’histoire économique et sociale, que cette influence n'est pas, et c’est un paradoxe de plus, principalement économique puisqu’elle va agir jusqu'à structurer les formes même de la mentalité populaire. C’est là la grande réussite, sur la durée, des créateurs des Caisses d’épargne. Cela, un esprit éminent va le diagnostiquer avec une grande acuité. Un esprit à même de le faire du fait d’une sensibilité extrême au basculement entre le monde traditionnel, celui de sa mère, femme humble et modeste, qu’il évoque avec tant de force et de tendresse, et le monde moderne, qui est pour lui celui du règne de l’argent. Cet esprit c’est Charles Péguy. Il le fait, principalement, dans ses "Notes conjointes sur M. Descartes et la philosophie cartésienne", écrites en 1914, peu avant sa mort au front, et qui ont été publiées de manière posthume. Que dit-il? Il établit un lien capital, essentiel, primordial entre le Livret de Caisse d'épargne et l'émergence du monde moderne. Il va jusqu'à dire que c'est le Livret de Caisse d'épargne qui "fait le moderne" en contribuant, de façon éminente, à ce que "l'argent (soit) au centre du monde moderne". Il donne tout son poids à la démonstration en mettant au même niveau le Livret de Caisse d'épargne et les Evangiles. En effet, pour lui, quand "on donne aux gamins des écoles primaires un livret de caisse d'épargne (au lieu de leur donner les Evangiles) on fait diamétralement le contraire de ce qu'on faisait quand on leur donnait les Evangiles. (...Ce) qui est, poursuit-il, dans le monde moderne ce que les Evangiles sont dans le monde chrétien (...) c'est le livret de Caisse d'épargne (qui est...) l'invention propre du monde moderne (...) le bréviaire même du monde moderne, (... lui seul) assez fort pour tenir le coup aux Evangiles, parce qu'il est le livre de l'argent”. Voilà bien des propos étonnants: a-t-on jamais dit d'une autre banque qu'elle avait "fait le moderne" et que son message avait, dans le monde moderne, la même puissance que celui des Evangiles dans le monde traditionnel ?
Ce sont là des propos qui donnent un rôle absolument central à la démarche des Caisses d'épargne tout au long des XIXe et XXe siècles et qui montrent que ce n’était pas une utopie que poursuivaient les créateurs, mais bien une pratique sociale hautement transformatrice qu’il mettaient en mouvement. Péguy donne acte, ainsi, aux Caisses de la réussite complète de leur projet-fondateur, ce projet qui visait à transformer en profondeur la mentalité du plus grand nombre pour le mettre à même d'accéder à la logique de la capitalisation monétaire et de la familiarité avec la gestion de l'argent au quotidien. Cela est pleinement réussi entérine Péguy selon lequel si le Livret de Caisse d'épargne ne joue, insiste-t-il, qu’un rôle modeste ce n’est qu’apparence, par fausse modestie d’une institution sûre de sa puissance d’influence, en quelque sorte. Car le livret est, en vérité, selon lui, le véritable moteur du basculement de l'ensemble du peuple dans la logique du calcul et de l'épargne individuelle. S'agissant du pouvoir de l'argent qui "commande toute la société moderne", diagnostique-t-il, “tout est venu (...) de l'épargne et du livret de caisse d'épargne". L'assimilation entre l'esprit d'épargne, enseigné victorieusement par le livret de Caisse d'épargne, et le monde moderne est donc, chez, lui totale. Dans "Clio", un autre texte, il parlera du "grand triomphe du monde moderne" en citant comme points d'ancrage de ce dernier: l'épargne, la capitalisation, les économies, les intérêts, la caisse d'épargne... Evoquant la théorie qui est celle de ce monde, il précise même: "C'est bien une théorie d'une capitalisation non seulement à intérêts, mais à intérêt composés. Le monde moderne se retrouve ici, se contemple et se complaît, se chérit en une de ses institutions essentielles et ce tout se vérifie en une de ses parties. Car cette théorie du progrès revient essentiellement à être une théorie de caisse d'épargne." Il identifie, ainsi, à travers la logique de capitalisation monétaire, proposée et popularisée par la Caisse d'épargne, un mécanisme non seulement pratique mais aussi intellectuel, parlant de "caisse d'épargne intellectuelle". Il veut donc débusquer l’idéologie, sous-jacente à cette pratique, idéologie que le monde moderne considère, nous dit-il, comme le progrès et ayant vocation à s'emparer de tous les esprits.
Charles Péguy, en vérité, n'aimait pas le monde moderne, n'aimait pas l'argent, n'aimait pas ce que ce monde considérait comme le progrès. Il n'aimait donc pas la Caisse d'épargne ni ce qu'elle enseignait et popularisait, considéré comme synonyme d'avarice, de ladrerie, de cupidité, de dureté de cœur, pour reprendre les termes qu'il utilise lui même : on le voit, son discours n’est certes pas flagorneur. Il n'empêche: au delà de cette aversion personnelle, peut-on imaginer, venant d'un tel esprit, d'un philosophe et d'un essayiste comme lui, plus éclatante reconnaissance du rôle capital et cardinal de la Caisse d'épargne dans la constitution de l'esprit moderne ? Plus claire perception de la grande nouveauté et de la grande modernité de ce rôle, modernité consistant à faire de tous et de chacun, jusqu’aux plus modestes détenteurs de petites sommes, des utilisateurs avisés de l'argent et des calculateurs, et de cet usage de l'argent « la chose du monde la mieux partagée » ? N’ayons garde d’oublier que, hommes du XXIe siècle, nous considérons cela, cette pratique généralisée des choses de l’argent pour tous et chacun, deux siècles après la création des Caisses et un siècle après ce qu'en écrivait Péguy : actuellement la chose nous paraît aller de soi. Mais le basculement de la société traditionnelle et paysanne, que Péguy révère, à la société marchande et monétaire n'est, évidemment, pas allé de soi. Et c'est en cela qu'apparait l’ampleur de la tâche historique alors assumée avec succès par les Caisses et dont Péguy prend acte.
Pour en prendre, après Péguy, la juste mesure, la notion de paradoxes fondateurs, que nous avançons ici, nous paraît susceptible, à nouveau, de pouvoir être mobilisée. Le paradoxe de la vocation, en premier lieu, n’est rien d’autre, nous l’avons indiqué d’emblée, que la volonté de réconcilier le peuple avec le monde de l’argent. Ce monde, depuis toujours, était à peu près totalement étranger au peuple, sauf aux marges de sa vie, et ce, tant matériellement que, surtout, psychologiquement. Pour Péguy, qui demeure scandalisé par le mariage du peuple et de l'argent, ce mariage est encore l’objet d’un violent paradoxe, d’une antinomie fondamentale qui le choque et le heurte. Pour les fondateurs des Caisses, lorsqu’ils fondent celles-ci, ce mariage est un objectif, l’objet d’un programme d’action. Et c’est ce programme qui est la raison d'être de l’entreprise qu’ils créent, l'objet même de sa vocation. Un siècle après la création des Caisses, Péguy prend, en quelque sorte, acte de ce que cette tâche a été, pour l’essentiel, accomplie et à son grand regret. Quant au paradoxe du métier: se vouloir une banque en rupture avec tout ce que la banque avait été jusqu'alors, peut-on imaginer confirmation de sa fécondité plus manifeste que ce qu’en dit Péguy lui même. C'est le fait d'avoir accepté d'affronter ce paradoxe qui a permis aux Caisses de jouer ce rôle hors normes qu’il relève et dont il paraît lui même impressionné lorsqu’il énonce : ce « qui est dans le monde moderne ce que les Evangiles sont dans le monde chrétien (...) c'est le livret de Caisse d'épargne …» Si nous reprenons notre problématique dans les termes péguyistes, cela signifie que c’est en détournant totalement la banque de ce qui avait été son rôle jusqu'alors, elle qui ne s'intéressait qu'aux riches et aux puissants, que la Caisse d’épargne a pu tenir ce rôle extra-ordinaire de véritable évangélisateur du peuple et, plus important encore, des enfants de ce peuple. C’est ainsi qu’elle a pu leur apprendre le monde moderne, le monde de l'argent, comme, lorsqu'on donnait les Evangiles aux enfants dans les écoles, on leur apprenait le monde de la foi et de la tradition. Le rôle pédagogique de la Caisse d’épargne, fruit de la conception paradoxale de son métier qui l'amène à marier, la première dans l'histoire, la banque et la pédagogie de masse, lui permet, ainsi, de se hisser jusqu'à un rôle de véritable « évangélisation », de véritable transformation des esprits. Et, pour conforter ce rôle de transformation des mentalités, le mariage réussi de la proximité décentralisée et de l’appui de l’Etat tutélaire, si rassurant en France, a, sans aucun doute, agi de façon décisive.
L'identité est toujours liée à la configuration des origines, pour un être individuel comme pour un être moral : c’est Tocqueville qui en faisait la remarque au milieu du XIXème siècle. Nous venons d’essayer d’identifier pour les Caisses d’épargne les contours de cette configuration originelle, tissée d’ambitieux paradoxes : au delà des circonstances de la création, c’est bien la figure de leur identité, de leur génie propre, que ces contours font émerger. Ce que leur histoire ultérieure va confirmer.
4. Pour les Caisses d’épargne être fidèles à leur génie d’entreprise ce ne peut être que demeurer dans la tension assumée de leurs paradoxes fondateurs.
Les Caisses d'épargne, comme toute organisation vivante, ne sont pas restées figées au contexte de leur création car les paradoxes ou les contradictions ne sont pas, dans le monde du vivant et du social, synonymes de fixité ou de blocages, mais peuvent être, s'ils sont assumés et gérés correctement, les moteurs du changement. C'est bien ce qui s'est passé dans les Caisses. Ainsi, si on en revient au paradoxe de la vocation, la contradiction entre la froideur réaliste du laisser-faire propre au libéralisme économique et la chaleur empathique issue de la morale évangélique qui habitait les créateurs s'est traduite par un dépassement donnant naissance à une institution de nature philanthropique. La démarche a donc conduit à l’invention d'une réalité nouvelle pour se sortir du paradoxe originel : la création d’une banque philanthropique ! Un terme existe dans la tradition philosophique allemande pour qualifier ceci: le terme, difficilement traduisible en français, d'Aufhebung. L'Aufhebung c'est la démarche de dépassement d'une contradiction ou d'un paradoxe, dans laquelle les éléments opposés sont à la fois affirmés et éliminés dans leur opposition originelle. Abrogés, donc, et conservés dans le même mouvement et donc maintenus dans une synthèse conciliatrice. Cela est très proche d'un type de dialectique qui est la dialectique hégélienne. Dit autrement, cette démarche consiste à dépasser un paradoxe tout en conservant la tension qui le constitue pour en faire un moteur de création, de mouvement et donc de changement.
C’est une dialectique de ce type qui s'est installée également s'agissant du paradoxe organisationnel né aux origines des Caisses d’épargne. La centralisation absolue de leur collecte, qui a été actée presque à leur création, a généré une opposition interne qui s'est élargie au fil du temps. Dans les années 1880, alors que la vitalité du mouvement est assurée, un fils rebelle, Eugène Rostand, le président de la Caisse d'épargne de Marseille, lève le drapeau de la révolte: il veut que les Caisses locales retrouvent le pouvoir économique auquel elles avaient renoncé et que le rapport entre centralisation et décentralisation soir réinventé sur de nouvelles bases. Il échouera dans sa tentative, mais l'histoire va finir par lui donner raison. Le relais sera pris au milieu du XXe siècle par un autre fils rebelle, un homme venu des marges de l'Hexagone également, Jean Minjoz, à la fois dirigeant de Caisse d’épargne et élu local et national. Ancré dans sa Caisse de Besançon, il oeuvrera pour permettre l'adoption de la première mesure permettant aux Caisses de réinvestir le champ de l'emploi de leur fonds, les arrachant partiellement à la seule initiative de la Caisse des dépôts. Cette réforme, connue sous le nom de « loi Minjoz », sera la première étape d’une longue marche qui aboutira, enfin, avec la loi fondamentale de 1983, à la création d'une nouvelle organisation des Caisses d'épargne, les dotant, pour la première fois dans leur histoire, d'un véritable organe de régulation centrale, permettant d'amorcer une réorganisation complète de leur organisation interne, et donc de refonder la relation entre le centre et les Caisses sur de nouvelles bases. C’est, là aussi, le témoignage d’un vrai dépassement, celui d'un paradoxe longtemps considéré comme insoluble et qui a perduré plus d’un siècle.
En termes de métier, enfin, les Caisses d'épargne surent, tout au long des décennies 1960 et 1970, démontrer leur capacité à renouveler leurs pratiques professionnelles en élargissant radicalement la gamme de leurs interventions afin de tenir le choc d'une déréglementation et d'une dérégulation qui les mettaient en concurrence directe avec l'ensemble des banques. Se positionner comme une banque à part était chose relativement évidente tant que les Caisses n'offraient qu'un seul produit, leur livret, qui les démarquait de toutes les autres banques. Lorsqu'elles étoffèrent progressivement leurs interventions dans le domaine traditionnel des banques (crédit, moyens de paiement, titres...) elles durent relever le défi de devenir des banques à part entière tout en demeurant des banques à part. Ce défi, elles le relevèrent et les traits d'image de la Caisse d'épargne continuèrent, à l'issue de ce mouvement d'élargissement d'activité, à conserver leur spécificité et leur personnalité. La campagne de communication, réalisée dans la deuxième partie des années 1980, et mettant en avant l'image de la Caisse d'épargne comme celle d’un "Ami financier", traduction publicitaire, s’il en fut, de leur paradoxe constitutif, fut largement plébiscitée par le public qui en valida l'authenticité, dans un positionnement tout à fait propre à la Caisse d'épargne et qu'aucune autre banque n'aurait pu se permettre. En matière de métier les Caisses surent donc utiliser leur paradoxe fondateur pour en faire, là aussi, un usage positif, permettant de marier, dans la communication, des termes antagonistes qu'elles seules pouvaient unir de manière crédible.
Dans les deux décennies qui se sont écoulées depuis, les Caisses ont poursuivi leur évolution, se sont regroupées, ont élargi plus encore leur gamme d'activités, sont devenues des banques coopératives, se sont totalement dégagées de la relation séculaire avec la Caisse des dépôts, ont dû faire face à la crise bancaire, se sont alliées avec les Banques populaires... L'analyse des tendances d’avenir que ces évolutions plus récentes dessinent, nous ne la ferons pas car il n'appartient pas à qui souhaite avoir une démarche d'historien de "faire bouillir les marmites de l'avenir", ni même du présent. Par contre, nous terminerons en insistant sur la relation, déjà soulignée par la remarque de Tocqueville que nous citions, entre configuration des origines et identité.
En soulignant, tout au long de ce texte, la richesse et la complexité des paradoxes fondateurs des Caisses d’épargne, nous avons, en fait, souligné la richesse de leur patrimoine d'entreprise et la capacité d'inventivité que cela leur donne. Le génie d'entreprise ce n'est rien d'autre que cela: la manière de faire par laquelle une entreprise trouve une réponse adaptée face aux défis incessants qui lui viennent de l'extérieur, cela en puisant dans son patrimoine culturel, en utilisant ses réflexes collectifs, en se ressourçant aux valeurs légués par son histoire. Les Caisses d'épargne ont trouvé dans leur corbeille de naissance une riche trilogie de paradoxes, nous avons tenté de la démontrer. Se vouloir, encore et toujours, dans le même moment et dans le même mouvement, à la fois dans l'esprit de l'humanisme et dans les lois de l'économie de marché ; dans la technicité de la banque et dans la volonté d'être "autre chose" que la banque ; dans la proximité décentralisée et dans la puissance centralisée ce n’est rien d’autre que se maintenir dans la féconde tension léguée par ces paradoxes même si, au quotidien, les acteurs de l’entreprise n’en ont pas forcément tous une claire conscience. Pour les Caisses, le ressort du dynamisme ne peut donc être que de s'appuyer sur les paradoxes de leurs origines que nous lisons comme les marqueurs de leur destin, sachant que le destin fixe un cadre, sans annihiler la liberté. Ce sont ces paradoxes qui donnent à leur personnalité sa singularité et ce n'est qu'en en respectant le message que les Caisses en feront des points d'affirmation de leur différence, une différence légitimée par toute leur histoire et donc authentique et profondément ancrée en elles.
A l’heure de la mondialisation et des défis culturels et technologiques que le monde actuel adresse à la banque le défi n’est pas facile à relever. Il est d’autant plus complexe pour les dirigeants actuels des Caisses d’épargne qu’ils gèrent l’identité de celles-ci dans un groupe désormais pluri-marques. Mais la gestion de l’identité n’est pas un combat facile, comme nous l’enseignait Fernand Braudel lorsqu’il soulignait que l’identité était « le résultat vivant de ce que le passé a déposé par couches successives, un combat contre soi-même, destiné à se perpétuer» et que dans ce contexte une nation, mais nous reprendrons son propos à l’appliquant à une entreprise, « ne peut être comprise et se transformer que dans le sens de son évolution logique, s’identifier au meilleur, à l’essentiel d’elle même ». Mais n’est-ce pas dans la richesse de leurs paradoxes fondateurs que s’inscrit le meilleur des Caisses d’épargne ?
Mais, plus que cela, n'est-ce pas - risquons le terme - la figure même de l'inconscient des Caisses d'épargne qui parait s'inscrire dans ces paradoxes et dans leur dialectique ?
Didier Toussaint est l'un des auteurs qui a le plus et le mieux réfléchi sur ce qui peut être appelé l'inconscient de l'entreprise, c’est à dire sur cette structure signifiante issue du désir des fondateurs, qui vit et perdure tant que vit l'entreprise et à travers laquelle se dessine une réalité qui est celle de l’entreprise comme sujet. A l'examen des paradoxes fondateurs de la Caisse d'épargne et de son parcours de vie on voit bien comment la manière dont cette entreprise voit et vit le monde porte la marque de ces paradoxes et de leur co-existence, à l'insu même de ses acteurs, et comment cela commande à ses productions comme à ses symptômes, à ses réflexes comme à sa façon d'être, et ce depuis toujours.
Tout cela signale bien un style, un sens, un génie propre inspiré par un désir. Désir et génie dont la prégnance et la pérennité s'imposent parce qu'il y a fort à penser qu'ils s’inscrivent dans l'inconscient de l'entreprise, inconscient dont on sait qu’il est inaltérable.
* Daniel Duet est Docteur en sciences économiques et diplômé de Sciences po Grenoble.
Il a exercé dans le Groupe Caisse d’épargne, tant au niveau régional que national, des fonctions de marketing, d’études, d’animation de projets innovants, et de stratégie avec une forte implication sur les questions d’identité d’entreprise (valeurs, histoire…)
Après avoir soutenu et publié une thèse sur un thème d’histoire économique concernant les Caisses d’épargne, Daniel Duet a été chargé de cours puis professeur-associé des universités (économie d’entreprise et du management)
Ses travaux de recherche ont donné lieu à de nombreuses publications : un ouvrage consacré à La métamorphose des Caisses d’épargne, un« Que-Sais-Je ?» sur les Caisses d’épargne (11 éditions, 45 000 exemplaires), un ouvrage sur l’histoire de la Caisse d’épargne des Alpes (De l’Abeille à l’Ecureuil ), et nombreux articles en management et en économie.
Daniel Duet est également chercheur-associé au LARHRA (Laboratoire de recherche historique en Rhône-Alpes) et membre fondateur de l’Association pour l’histoire des Caisses d’épargne.
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