Jerôme Kerviel a été jugé et les commentaires ont fusé, allant de l'indignation à l'approbation. Mais il y a une interrogation qui visiblement hante les esprits : qui est Jérôme Kerviel ?
L'homme en fascine plus d'un. Dans Le Monde paru samedi dernier, A.Delhommais écrivait : "on ignore toujours ce qui a pu se passer dans la tête de Jérôme Kerviel pour qu'il se lance un jour dans cette aventure autodestructrice ". Le juge Dominique Pauthe se posait la même question*, demandant à l'intéressé "Qui êtes-vous donc, Jérôme Kerviel ? "
Il y a manifestement une grande difficulté à penser l'événement. Il faut y voir la preuve que les catégories traditionnelles de la psychologie ont quelque chose de dépassé, montrant leurs limites pour comprendre le lien entre un individu et l'institution d'aujourd'hui.
Dans un point de vue publié par Le Monde, j'en profite pour rappeler à quel point ce lien mérite aujourd'hui d'être revisité. Et au passage, m'appuyant sur deux penseurs d'un temps qui semble révolu, je suggère l'idée que c'est à ses débuts qu'un phénomène est pensé avec le plus de lucidité. Musil et Heidegger avaient bien compris, en leur temps, la montée en puissance des grandes institutions dopées à la technique moderne, au coeur de nos sociétés. On peut en dire autant de Max Weber.
J'ajouterai deux remarques.
La clé de ce qui se passe dans la "tête" n'est pas dans la tête. Ce mythe de l'intériorité a été dénoncé depuis longtemps. "Nous voilà délivrés de la vie intérieure" écrivait Sartre commentant le philosophe allemand Husserl. Et il ajoutait : "la conscience n'a pas de dedans ; elle n'est rien que le dehors d'elle-même et c'est cette fuite absolue, ce refus d'être substance qui la constituent comme une conscience."
Aujourd'hui, c'est Vincent Descombes qui poursuit la déconstruction du mythe : "Le concept d'intention semble nous inviter à loger l'esprit dans un sujet des intentions (dans une tête) mais nous découvrons bien vite que ce n'est pas là sa place. C'est plutôt le sujet qui, pour acquérir un esprit, doit être logé dans un milieu qu'on aurait dit, en français classique, "moral" ... Ce milieu moral est formé par les institutions en tant qu'elles sont pourvoyeuses d'un sens que les sujets individuels peuvent, à leur tour, s'approprier."
La deuxième remarque est complémentaire de ce qui vient d'être dit. Cet instinct autodestructeur qui s'est emparé de Jérôme Kerviel en rappelle un autre. Je pense aux suicides chez Renault ou à France Telecom. Rappelons qu'un arrêt de la Cour de Cassation du 9 juin 2009 a considéré qu'une entreprise comme Renault portait une part de responsabilité dans le suicide d'un de ses cadres.
* Le Monde 7 octobre 2010
Hum...Je suis embarrassé. J'aime beaucoup votre travail, votre pensée, mais, je la trouve insuffisante. Je vais prendre un autre exemple, celui de Wikileaks, tout en espérant, c'est implicite, que vous "chercherez à me comprendre".
J'ai regardé, un soir, l'émission "Ce soir ou jamais". Celle-là consacrait sa première partie à la question Wikileaks, et avait pour singularité de rassembler sur un seul plateau Hubert Védrine et Nicolas Kayser-Bril. très bien. Je vais vous en donner mon impression.
Concernant la transparence et la politique, Hubert Védrine a produit un "discours parfait", on pouvait y sentir la virilité mitterandienne des années 80, mélange subtil de culture profonde et de désir DSKien de séduire : un homme impressionnant, parlant bien, faisant référence, implicitement et indirectement au meilleur de la culture française : Mauss, Lacan, Merleau-Ponty, Derrida,... tout en même temps.
En face, "y'avait" l'outsider, le petit Nicolas, mal préparé, fin spécialiste du web, gauche, maladroit.
Axiomatiquement, la sauce ne pouvait pas prendre : la virilité Védrine-DSK n'existera plus jamais, elle n'a été qu'une opportunité, et les jeunes hommes disposant d'autres pouvoirs ne cesseront pas de l'attaquer.
Mais là n'est pas le noeud, car il faut bien parler de noeud et de "RSI".
Une chose fut frappante dans l'entrevue "suscitée" : Védrine tenait donc, un discours parfait. Et le jeune journaliste du web tenait un discours sur le cadre de ce discours parfait, donc, nécessairement imparfait.
Certes, il y a des interprétations psychanalytiques à faire (où sont-elles?) de wikileaks, mais il y a aussi à faire la part des choses entre "provisoire consensus bourdieuso-lacanien" et fatale redéfinition des concepts-clés de la civilisation.
Qu'est-ce à ire : Hubert Védrine ne peut pas comprendre que, ce qui se joue, ce n'est pas de la simple provocation envers le "cadre" du discours, mais l'attaque à la "roquette" du cadre en lui-même. Assange, outre son passé l'invitant à se faire "choper" par le père, ne souhaite pas dévoiler l'envers de la scène, mais attirer l'attention sur le "méta".
Chose que rien ni personne n'arrêtera....
Rédigé par : Galopin | 06 décembre 2010 à 20:36
Je serai heureux de répondre à votre commentaire. Mais n'ayant pas vu le débat dont vous parlez, ça m'est difficile en l'état.
Je comprends un peu votre point mais pas parfaitement. N'hésitez pas à le développer.
Rédigé par : DT | 07 décembre 2010 à 00:12
Mon précédent commentaire s'inscrivait encore dans la fascination, et je ne savais pas encore vraiment pourquoi je voyais un lien entre Wikileaks et Jérôme Kerviel. Je pense avoir avancé.
Attention, mon hypothèse est costaude, et purement intuitive : Jérôme Kerviel a sublimé un meurtre de la mère, et le père "compte peu" dans le phénomène (tout ce qu'il en dira, au procès, c'est "je ne suis pas coupable car on m'a laissé faire"). Tout commence par une identification projective vers l'entreprise mère nourricière. Jérôme est "dedans", il a un badge VIP, et carte blanche. Le fantasme matricide se met en place, la perte vise la destruction de la SocGen. Il doit se sentir bien, maintenant.
J'ai voulu approfondir cette idée, et je constate que les travaux psychanalytiques sur le désir matricide masculin sont peu nombreux (en comparaison avec les topics habituels). Peut-être ai-je mal cherché, mais, généralement, le désir matricide n'est pas pensé comme voie d'entrée dans la Subjectivité et le monde symbolique, au même titre que le désir parricide.
Pourtant, ça pourrait avoir du sens, historiquement parlant. Voilà des enfants "privés" de père par la mère, voire à qui on a "proposé" un autre père (le frère de la mère par exemple). Pour remettre la main sur leur père, il faut éliminer la mère, au risque d'affronter le vide du hors-langage.
Pour info, le fondateur de Wikileaks a connu une enfance particulière, en cavale avec sa mère, afin que le père, supposément fanatique, ne les retrouve pas...
Rédigé par : entriste | 18 janvier 2011 à 19:59
Voir, par exemple, ce pdf du cercle psychanalytique de Paris (1er résultat dans la liste "Matricide et Orestie):
http://www.google.fr/#sclient=psy&hl=fr&safe=off&q=lacan+matricide&aq=f&aqi=&aql=&oq=&pbx=1&fp=1&cad=b
Rédigé par : entriste | 18 janvier 2011 à 21:48
Commentaires intéressants et pertinents, notamment en ce qui concerne le fondateur de Wikileaks.
Le thème du déclin de l'autorité paternelle est désormais bien installé dans le paysage psychanalytique. Le célèbre "Auf dem Weg zur Vaterlose Gesellschaft" d'Alexander Mitserlich publié en 1963 l'avait bien perçu.
Il se trouve que je termine un livre sur une grande entreprise qui m'a conduit à explorer la relation mère-enfant ; c'est pour bientôt.
Rédigé par : DT | 19 janvier 2011 à 23:22
Certes, le thème du déclin paternel est installé dans le débat intellectuel, mais il n'est généralement pensé que négativement.
C'est la positivité de la Chose qui n'est pas encore renseignée...
Reste à savoir si l'on choisit le constructivisme ou le logicisme...
Mais c'est un autre débat, et de mon côté je suis tombé sur les travaux de Geneviève Morel. Par contre, je ne lis toujours pas l'allemand...
Merci pour vos réponses en tout cas, je guetterai la publication de votre livre.
Rédigé par : entriste | 20 janvier 2011 à 23:01
Entriste dit : "le thème du déclin paternel est installé dans le débat intellectuel"; je dirais plutôt qu'il est complètement pourri.
L'effort d'intellectuels-analystes pour aller vers l'entreprise est louable, mais sacrifier au discours du management ne signifie pas réduire la diversité des subjectivités jouissantes à une étiologie simplifiée pour collégiens (névrose = gentils normaux frustrés; perversion = les vilains qui baisent la loi; psychose : les "complètement fous qui foutent le bordel en cours".).
Réveillez-vous les gars. On va pas chialer 50 ans parce que Dieu est mort. L'histoire n'est pas finie, et le rapport mots/choses n'est pas établi. Fort heureusement, sinon, on créverait par manque d'imagination, dans les lettres comme dans l'économie politique.
Rédigé par : elsewhereishere | 31 janvier 2011 à 22:39