L'amour et la perte
Ce titre est celui que Jobs donne au second des trois thèmes de son discours. Il revient sur son exclusion d'Apple en 1985 :
"J'avais été exclu, mais j'étais encore amoureux"
où l'on voit le lien entre l'amour et la perte, lien nécessaire mais aussi lien séquentiel dans lequel se reconnaît la répétition du traumatisme, l'abandon, la carence affective et l'obsession compensatoire. Lien difficile à concevoir selon les catégories de la logique mais caractéristique de l'inconscient ; il y a souvent des bénéfices secondaires qui s'associent au traumatisme, précisément dans les mécanismes compensatoires. C'est ce que Jobs rend explicite un peu plus loin :
"Le fardeau du succès fit place à la légèreté de celui qui commence, sans trop de certitudes. Ce fut la libération qui m'ouvrit la voie vers la période la plus créative de ma vie"
Ces mots ont une portée universelle car ils expriment la vérité de l'entrepreneur. Le trauma originel, la perte de l'objet, prend une dimension tragique, mais les stratégies compensatoires qu'il engendre sont si exaltantes que pour rien au monde, l'entrepreneur ne changerait le déterminisme de son histoire et de son destin. Car l'exaltation, quelle que soit les formes de son expression, est une des conditions nécessaires de la création.
Le succès, c'est la reconnaissance et surtout, les contraintes auxquelles elle conduit inexorablement, parmi lesquelles la plus exigeante peut-être, celle de rester à la hauteur de ce qui a été accompli. C'est une exigence susceptible de brider la liberté de l'entrepreneur, alors qu'elle est une ressource pour le manager. Or, par-delà cette perpétuelle comparaison à un modèle, se dessine la figure du père, impossible pour un Steve Jobs, alors qu'elle est tout pour un John Sculley.
L'entrepreneur ne se mesure pas au père. Sa liberté n'a qu'une limite, l'obligation de reconquérir l'objet perdu. Jobs poursuit :
"Au cours des cinq années qui ont suivi, j'ai créé une entreprise appelée NeXT, une autre appelée Pixar, et suis tombé amoureux d'une femme étonnante qui allait devenir ma femme."
Le rapprochement entre création et amour n'est pas fortuit. En effet, dit-il :
"Je suis persuadé que ce qui m'a permis d'avancer a été le fait que j'aimais ce que je faisais. Il faut découvrir ce que l'on aime. Et c'est vrai aussi bien de son métier que de ses relations amoureuses."
On dit souvent que la singularité de l'entrepreneur tient à ce qu'il s'autorise de lui-même pour entreprendre. Précisons que le succès vient surtout de ce qu'il s'autorise à faire ce qu'il aime. Le manager fait ce qu'il doit. Et c'est précisément l'absence originelle du père qui exonère l'entrepreneur du devoir consistant à se mesurer à un modèle. Lorsqu'à ce passage du devoir au plaisir s'ajoute une carence affective héritée de la mère, sont alors réunies les conditions d'une envie et peut-être d'un besoin de créer, éclairant la voie immédiate de l'action.
Cette illumination créatrice surplombe l'instant de l'action. Mais que sait-on de la temporalité de l'entrepreneur ?
Prochaine note : la mort en face
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