La société sans père
Mis en mouvement par une nécessité intérieure, valorisant l'acte pour l'acte, Steve Jobs, comme de nombreux entrepreneurs, est un homme qui aime ce qu'il fait au même titre qu'un enfant aime ce à quoi il joue. L'entrepreneur est un joueur, à tous les sens du terme, car au-delà de l'esprit ludique, il tente aussi le diable, singulière démarche du joueur qui risque tout.
Intérieure, la nécessité de l'entrepreneur est aussi celle du joueur dont on sait à quel point elle est addictive. Le joueur est un possédé :
"Et pourquoi le jeu serait-il pire que tout autre moyen de se procurer de l'argent, ne fût-ce que le commerce par exemple ? "
s'interroge Dostoïevski1, suggérant qu'au fond, le jeu est la face cachée des affaires, leur vérité, une fois soulevé le voile de la loi et de la morale et a fortiori de la loi morale.
Le jeu est sans limite et sans entrave. Comme le joueur, l'entrepreneur, marqué du sceau de la double carence, veut toujours se refaire ; comme l'enfant, il aimerait ignorer les limites de l'interdit. Le jeu est l'interdit ne font pas bon ménage. J'écris plus haut (4/6) que l'entrepreneur ne se mesure pas au père. Il y a dans cette attitude, un refus qui se traduit par un rejet, un désir irrépressible de contourner l'interdit. En créant, l'entrepreneur est un destructeur d'autorité. Joseph Schumpeter est certainement l'économiste qui a le mieux percé cette réalité, faisant de la destruction créatrice le moteur du capitalisme dont l'entrepreneur est une figure centrale. Cet interdit, pour le manager, devient un modèle.
Aujourd'hui, l'interdit a changé de visage. La figure du père pourrait bien n'être qu'une forme historiquement datée de l'autorité. Désormais, ce sont les faits qui font autorité et parmi eux, les faits économiques. Mais cette mutation est portée par une évolution séculaire, le progrès technique. Depuis plus de cent ans, du sociologue allemand Georg Simmel jusqu'à Heidegger qui voyait en elle une puissance de l'histoire, et en passant par les représentants de l'Ecole de Francfort, la technique est pensée comme la source d'autorité exerçant un monopole croissant au détriment de toute autre forme appartenant au passé.
Parmi les fournisseurs de la technique dominant notre époque, le traitement de l'information, IBM est un symbole de l'autorité, du type de celle que le joueur aime remettre en cause. Pour Steve Jobs, l'année 1984, évoquant le roman de G.Orwell, est un moment plein de symboles. Dans un film publicitaire, c'est une femme qui lance le marteau censé briser l'écran sur lequel apparaît la figure de Big Brother. Le père cesse d'être un modèle ; la mère s'avère subversive : le film en question, c'est celui qui inaugure le lancement du Macintosh.
Or, le Macintosh a quelque chose d'une victoire sur la technique. L'identité du produit,c'est son côté user friendly. Au fond, Steve Jobs remet la technique au service de l'homme et d'une certaine façon, libère celui-ci du joug de celle-là. Il réintègre l'outil technique dans le périmètre du jeu en lui arrachant son masque austère voire arrogant.
Voilà le tour de force réalisé par Steve Jobs, guidé par son seul instinct qui n'est autre que son destin. Le personnage, son histoire, ses produits, tout chez lui pointe en direction de ce fait de société aujourd'hui devenu primordial, le congé donné à la figure du père. A ce titre, le co-fondateur d'Apple a incarné son époque dans laquelle Christopher Lasch a décelé le moment d'une révolution culturelle. Je concluerai par ce mot de l'auteur de La culture du narcissisme :
"L'absence émotionnelle du père au sein de la famille a fait de la mère, le parent dominant" mais, "la mère américaine est aussi un parent absent."
Fin
1. Dostoïevski, Le Joueur
Merci pour cette série d’articles qui me semble séminale. Les «sciences» de gestion ne sont pas encore dotées, ni conceptuellement ni méthodologiquement, des outils nécessaires pour aborder la créativité, l’adaptabilité et l’entrepreneuriat. Leur complexité ne peut pas être schématisée de façon satisfaisante par les paradigmes classiques et les lectures plus contemporaines ne contribuent pas suffisamment à leur compréhension opérationnelle.
Dans la continuité de la fascinante interprétation que vous offrez de la vie de Steve Jobs, j’aimerais proposer que Steve Jobs était certainement mû par une volonté de s’ériger en institution, et pas seulement de s’élever contre l’institution existante. Deux vidéos, datées l’une de fin 1983 et l’autre de janvier 1984, semblent se compléter pour aller en ce sens.
La première est celle dont il est question dans cette série: pour préparer le lancement de 1984, donc AVANT le lancement du Mac, une femme poursuivie par des policiers surarmés et couverts d’un casque intégral (donc déshumanisé) fracasse d’un lancé de marteau l’écran duquel parle Big Brother aux hordes grises du nouveau monde que dessina Orwell, au moment même où celui-ci affirme «we shall prevail» («nous vaincrons»). Bien sûr cette femme, pantalon rouge vif dans le monde poussiéreux de la novlangue, est une allégorie du lancement du Mac (symbole de la couleur qu’on retrouve d’ailleurs la pomme multicolore des premières années d’Apple).
La seconde montre Steve Jobs présentant le Mac. Le clou de la présentation, et ce sur quoi elle s’achève, met en scène une interface exceptionnelle avec l’utilisateur: le Mac parle. Ce sont ses premiers mots. Et que dit-il ? Deux choses: d’abord à propos d’IBM, «never trust a computer you can’t lift» («ne faites jamais confiance à un ordinateur que vous ne pouvez pas soulever»); ensuite il présente Steve Jobs comme son père.
Ainsi le lancement du Mac brise d’un lancer de marteau une institution: IBM et la technique déshumanisante, et du même mouvement instaure une nouvelle institution: Steve Jobs, le Père de la couleur et de l’interface à visage humain.
L’échec de la prophétie est toujours suivie de l’institutionnalisation (Festinger et al.). Steve Jobs s’est érigé en père de la société sans père. Si ce premier essai est un échec, en revanche Jobs finira par propulser son modèle au sommet des capitalisations boursières. On aurait presque l’impression qu’une fois cette position dominante et l’institutionnalisation acquises, il ne lui restait plus qu’à s’en aller.
Je ne sais pas si l’abandon originel est celui de la mère adoptive. Le traumatisme me semble plutôt celui de la famille adoptive qui ne reconnaît Steve Jobs qu’à condition qu’il marche droit: prête à tous les sacrifices pour l’envoyer à l’Université, elle le laissera vivre dans des conditions très difficiles lorsqu’il décidera d’abandonner le cursus classique. Cette lecture du discours de Stanford me paraît expliquer également, sans recours à une mémoire originelle mais en invoquant plutôt une construction lente des mécanismes psychiques, la double mise en scène de 1983/1984.
J’aimerais revenir ensuite sur l’opposition «manager»/«entrepreneur». Bien que me semblant très féconde sous l’angle adopté dans cette série, elle doit être interrogée.
D’abord comment le succès entrepreneurial est-il déterminé ? S’agit-il d’une rencontre entre la pulsion entrepreneuriale individuelle et une attente de la société, qui amènera le succès quelque soit les modalité de l’entreprise et son champ d’expression (vous écrivez dans le 2/6 «L’entrepreneur propose et le marché dispose») ? Ou s’agit-il, dans la façon même qu’a l’entrepreneur d’exprimer sa pulsion entrepreneuriale, d’une prise en compte de la réalité qui serait quasiment managériale puisque soumettant de nouveau l’entrepreneur à une nécessité extérieure ? L’exemple de Steve Jobs apporte de l’eau à chacun de ces moulins: un chemin hétéroclite qui rencontre une «société sans père» d’une part, un talent avéré pour la mise en scène et le marketing d’autre part. Laquelle de ces deux facettes serait la plus constitutive du succès d’un entrepreneur selon vous ?
Ensuite les injonctions en faveur de l’intra-entrepreneuriat se sont multipliées ces dernières années. Au-delà du développement de projets innovants, il s’agit de faire de la capacité d’entreprendre un trait essentiel du manager lui permettant d’anticiper un environnement d’affaires volatile, en dépassant ce qui serait de l’ordre du conformisme organisationnel inflexible.
Enfin un manager comme John Sculley s’est lui aussi réalisé. Il n’est pas juste un excellent exécutant. La forme de cette réalisation (en tant que manager et non créateur d’entreprise), la conformité à une volonté en dernière instance extérieure (celle de l’actionnaire), est certainement marquée elle aussi par un vécu personnel. La réponse du manager est tout autant une affirmation de soi que l’émission de l’entrepreneur. Quant à ce dernier, est-il vraiment dans la création individuelle ou n’est-il pas plutôt sans cesse en train de répondre à une injonction extérieure à son contrôle et à sa volonté: son histoire qui lui impose une relation particulière au monde extérieur et lui dicte ses fins, tout autant que le manager accepte de se faire dicter ses fins par ses actionnaires ? Bref: c’est une nécessité intérieure qui pousse le manager à s’accomplir en tant que manager tout comme l’entrepreneur, qui apparaitrait alors lui aussi dans une duplication d’un état de fait qui lui préexiste, se trouve mû par une nécessité extérieure, «en mission» lui aussi, «soumis à une finalité qui lui est imposée».
En dernier lieu, pourriez-vous me préciser votre pensée lorsque vous écrivez ce passage de votre second article: «Ce mythe de l'économie marchande n'est-il pas un mot déposé sur un symptôme des sociétés modernes, symptôme dont l'interprétation demeure vouée à l'échec tant qu'est laissé de côté tout ce sur quoi reposent ces sociétés ?» ?
Pardon d’avoir été trop long et merci encore pour cette série très éclairante qui ouvre de nouvelles perspectives que j’espère nous retrouverons dans votre dernier ouvrage.
Rédigé par : Pfeireh | 29 février 2012 à 20:20