Vision et obsession
Travaillant sur commande, le manager est payé pour mener à bien la mise en oeuvre d'une nécessité extérieure. L'opposition entre ces deux modalités de la nécessité, intérieure et extérieure, est à l'origine d'un des grands mythes qui enveloppe la figure de l'entrepreneur. Quel est-il ?
Pour le comprendre, il faut poser le problème en termes de fins. Celles qui s'imposent au manager ne viennent pas de lui. J.Sculley dit bien que l'une des raisons qui l'ont amené à démettre S.Jobs de ses fonctions était qu'il avait le sentiment de ne pas faire ce pourquoi il était engagé. Les finalités du manager précèdent son engagement et si l'impératif de croissance et de rentabilité est un appel de l'avenir, on tend à oublier que le métier, le modèle économique, l'identité de l'entreprise qui lui est confiée, sont prédéfinis. Au fond, le manager est autant l'administrateur d'un passé que le constructeur d'un futur.
L'entrepreneur s'engage de lui-même. Si le manager construit l'avenir à partir d'un passé qui lui préexiste, l'entrepreneur semble le créer à partir de rien. Et c'est là que se glisse subrepticement un réflexe trompeur de la pensée, le rien étant impensable : la création serait précédée d'une intention, et l'intention serait portée par une vision. Bref, la nécessité intérieure de l'entrepreneur ne serait autre chose qu'un appel de l'avenir, sorte de rêve prémonitoire dont le cadre serait l'immensité de l'espace marchand.
Or, S.Jobs l'a dit on ne peut plus clairement : le client ne sait pas ce qu'il veut. Comment pourrait-il demander ce dont il n'a aucune idée ? Le concepteur du Macintosh ne s'est pas inspiré d'études de marché ou d'enquêtes auprès des consommateurs. Il a été poussé par ses propres obsessions. Son sens légendaire du marketing a été surtout un sens de la mise en scène, mais en aucun cas une intelligence du marché et encore moins de la demande. On ne cesse de rappeler son souci du détail et ses intransigeances. Ce que S.Jobs vient confirmer, c'est que l'entrepreneur se situe par principe dans la perspective de l'offre, non pas d'une offre anticipatrice et visionnaire mais d'une offre expérimentale. L'entrepreneur propose et le marché dispose. Loin de s'éclairer à la lanterne de ses visions, il avance à tâtons dans le brouillard.
L'entrepreneur n'est pas un visionnaire ; c'est un obstiné dont les obsessions finissent pas trouver un sens pour le consommateur. Son génie n'est pas dans ses visions mais dans ses obsessions. Les clés de son succès sont le secret d'une alchimie dont il ignore tout a priori, vaste contexte aux dimensions sociales, historiques, culturelles et économiques, dont il découvre a posteriori, et presque en même temps que le consommateur, les raisons.
L'illusion générale consiste à prendre l'entrepreneur pour un manager qui aurait un don de visionnaire. Le grand mystère qui plane sur la sphère de l'économie marchande tient à cette dimension secrète qui a pour nom la demande. Or la demande, est-ce que ça existe ? Ce mythe de l'économie marchande n'est-il pas un mot déposé sur un symptôme des sociétés modernes, symptôme dont l'interprétation demeure vouée à l'échec tant qu'est laissé de côté tout ce sur quoi reposent ces sociétés ?
Comprendre un entrepreneur, ce n'est donc pas sonder les qualités d'un visionnaire mais interroger le sens d'une obsession. Quelle était celle de Steve Jobs ?
Prochaine note : l'objet perdu
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