Mort en 1900, Nietsche a terminé sa vie dans un état psychique qui n'a cessé de décliner à partir de sa crise de démence en 1889. Bien qu'il ne travaillait plus, il rédigeait quelques notes selon les circonstances. Certaines d'entre elles ont été reproduites dans un petit opuscule paru en 2001. D'après son éditeur, elles sont authentiques.
Naturellement, elles surprennent, et leur lecture est spectaculaire lorsqu'on connaît un peu l'auteur ; mais la déraison étant une chose très relative, elles ne sont pas dénuées d'intérêt. J'ai été frappé par ce cri du coeur auquel aucun professionnel de la publicité ne peut rester indifférent :
Qu'on m'apporte mon Van Houten ou je commets un chocolat !
On a souvent répété que la marque est une promesse. La formule est élégante, voulant signifier la rencontre entre une offre qui s'engage et une demande qui l'exige. Mais épuise-t-elle la totalité du phénomène ?
Les marques parlent. S'adressant au consommateur, elles calment une inquiétude diffuse plus qu'elle ne répondent à un cahier des charges. En s'abandonnant à une authentique fulgurance, Nietzsche semble prévenir qu'en l'absence de sa marque préférée, il ne répond plus de rien. Au delà de son périmètre, il retournera dans un monde obscur de substance indifférenciée dont la production annonce en même temps le scandale et la menace d'une transgression.
La marque, elle, est la lumière qui réconforte. D'un mot, elle dissout ces ténèbres. En plus d'une promesse, n'est-elle pas un rempart contre la menace du réel ?
Le réel est ce qui n'a aucun sens. L'homme y perçoit un appel auquel il s'empresse de répondre comme le suggère cette autre fulgurance de Nietzsche qui transperce la raison :
Il fait chaud, il faut donner de la soif à l'eau.
La marque transfigure le produit indifférencié en orchestrant autour de lui le désir destiné à lui donner un sens. On peut la concevoir, en reprenant les mots de l'économiste Charles Gide, à propos de la valeur, comme "un éclairage des choses sous le rayon projeté de notre désir".
Qu'on m'apporte un Didier Toussaint ou je commets un blog !
Je veux souligner la justesse du terme "scandale" que vous employez à propos de l'acte dont Nietzsche laisse entrevoir la possibilité en l'absence de Van Houten.
En effet "commettre un crime" se dit "ein Verbrechen begehen" en allemand, begehen pouvant, par sa formation, être compris comme "emprunter le chemin de".
C'est bien d'un choix décisif qu'il s'agit, soit de se conformer à la Loi soit de la transgresser. Et ce chaque instant, ajouterait un lecteur de Kierkegaard.
Je m'interroge sur la façon dont on pourrait lire Wittgenstein, et la contribution de Klipke, dans le monde de l'entreprise. Or n'a t-on pas sous les yeux, en lisant votre texte, une nécessité fille de l'invention (le chocolat Van Houten porté au rang de nécessité par la publicité) ?
Etes-vous familier de ces pensées ? Pouvez-vous m'aider à faire avancer cette réflexion ?
Par avance merci.
PS : SVP n'allez pas me faire commettre un blog !
Rédigé par : Pfeireh | 13 janvier 2008 à 13:56
J'aime bien votre introduction, mélange d'humour et d'une implacable logique!
Le produit comme nécessité, à mon avis c'est exactement le cas. Mais certainement pas fille du besoin, plutôt création du désir.
Wittgenstein et l'entreprise ? Bien sûr. Il y a tellement à dire que je ne retiendrai que quelques pistes.
1. La proposition 1.2 du Tractatus : dans l'entreprise, il n'y a que des faits.
2. La proposition 7 du Tractatus : je ne regarde jamais une publicité sans y penser. Trop de mauvaises pub pèchent par une propension à la redondance. Peu sont celles qui savent taire l'indicible pour laisser parler le message.
3. Rapprochement de 23 et 546 des "Investigations philosophiques" : le "parler du langage" comme "forme de vie", et "les mots" qui "sont aussi des actes". L'entreprise n'est rien d'autre que ça.
4. Très important aussi, le fait qu'il n'existe pas de métalangage, une bonne définition de l'inconscient.
Je ne connais pas Klipke, mais peut-être pensez-vous à Kripke?
Rédigé par : DT | 14 janvier 2008 à 02:59