France Telecom souffre d'un mal intriguant que j'ai eu l'occasion d'observer chez plusieurs entreprises du secteur des télécommunications, industriels ou opérateurs. Comment un acteur spécialisé dans la communication peut-il faire preuve d'une telle déficience de communication interne ?
Le lien n'est pas fortuit. Pour certains, paradoxalement, automatiser la communication correspond à un désir inconscient de l'organiser, de l'encadrer, de la contrôler, bref de l'émanciper du contact. Le téléphone a permis d'éviter la rencontre avec l'autre dans l'espace. Internet, notamment le mail, va plus loin ; il permet aussi de l'éviter dans le temps.
J'en viens au détail qui tue, expérience vécue comme client de France Télécom. Je reçois un SMS sur mon portable demandant d'appeler Orange au numéro indiqué. Aucun commentaire, donc j'appelle ; il se peut qu'il y ait un problème.
A l'autre bout du fil, une voix enregistrée annonce qu'il s'agit d'une enquête sur la satisfaction des clients. Le style est cavalier, on se sent convoqué, utilisé ... Mais le pire est à venir. L'enquête est un questionnaire lui aussi enregistré.
Je réponds spontanément mais dès le premier mot, un sentiment étrange m'envahit. "Je parle à un robot" s'impose comme une évidence. Ce détail de la vie quotidienne n'est pas banal. Il mobilise à lui tout seul les différents éléments qui font de l'institution une machine à dépersonnaliser. Il interroge sur le fait de savoir ce que parler veut dire.
Il y a deux sens véhiculés dans l'acte de parole : l'énoncé, à savoir ce que l'on dit, et l'énonciation, à savoir pourquoi on le dit. Si le sens de l'énoncé est public, parce qu'il répond à des règles instituées comme la logique et la syntaxe, celui de l'énonciation est un choix ici et maintenant qui engage celui qui parle. L'énoncé est le sens des institutions ; l'énonciation est le snes de l'individu qui l'articule.
Le robot n'enregistre que l'énoncé. Il ne peut me reconnaître en tant que locuteur. L'absence d'interlocuteur me place dans une position où une part essentielle de ce que je dis , l'énonciation, ne trouve pas sa cible. En niant mon identité d'énonciateur, France Télécom me réduit à l'état de transmetteur d'énoncé. De fin, il me réduit à un moyen.
L'émission verbale d'un locuteur existe pour être comprise. Elle ne devient un acte réel et définitif qu'après s'être coulée dans le moule dont l'interlocuteur détient l'autre moitié. Chez France Telecom, ce jour-là, l'autre moitié du moule est aux abonnés absents. Ma parole reste en souffrance. Voilà comment l'automatisation de la communication tue la personne. J'ai plus longuement développé ce thème de la parole en souffrance à l'occasion des suicides au Technocentre de Renault. Il est au coeur des mécanismes qui conduisent à se donner la mort.
Il se dit que le problème vient de la conversion d'un monde de techniciens en un monde de commerçants. Un grand industriel des télécoms en a fait l'expérience : le Suédois Ericsson, après 10 ans d'effort auprès du grand public, a finalement jeté l'éponge pour revenir à son métier d'industriel spécialisé dans les équipements. Les portables ont été cédés à une société commune avec Sony.
Comme quoi le client, ça ne s'invente pas. A croire le contraire, on peut se brûler les ailes, autre point commun avec les drames de Renault.
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