La mort en face
La conjonction de l'absence et de la carence crée un vide dont le bénéfice est, dans le cas de l'entrepreneur, l'exaltation créatrice. Mais elle a sa part d'ombre. Le double manque ainsi créé, celui d'un héritage affectif et celui d'un modèle, laisse une trace très particulière dans la temporalité vécue de l'entrepreneur. Le passé est sans fondement ; l'avenir n'est pas tracé. La vie est un perpétuel instant au milieu du néant. L'entrepreneur, on ne le dit pas suffisamment, est un individu qui entretient une certaine familiarité avec la mort. C'est quelqu'un qui a eu l'occasion de regarder la mort en face d'où son sens aigu de l'urgence, de l'opportunité et de la liberté.
A nouveau, le discours de Stanford est éclairant. Après avoir conclu sur l'amour et la perte, Steve Jobs introduit de façon un peu abrupte le troisième et dernier thème.
"Ma troisième histoire est à propos de la mort."
Il révèle que dès l'âge de 17 ans, il a toujours eu présente à l'esprit l'idée qu'il devait vivre comme s'il vivait son dernier jour. Point de temporalité au long cours, seul compte l'instant qui concentre à lui seul le tout de la vie. Point d'échappatoire au réel du ici et maintenant. Steve Jobs a vécu d'une certaine façon au milieu de la mort, libre de tout ce qui trame le passé et l'avenir à partir d'éléments dont il évoque la diversité :
"La conscience de ma mort prochaine a été le moyen le plus adapté que j'ai trouvé pour m'aider lors des grands choix de ma vie. Car ... les espoirs, la fierté, la peur de la honte ou de l'échec, tout cela s'estompe devant la mort...La conscience de la mort est selon moi la meilleure façon d'éviter le piège qui consiste à croire qu'on a quelque chose à perdre. On est déjà mis à nu, il n'y a aucune raison de ne pas suivre son coeur."
C'est le rien à perdre qui est ici décisif, condition d'une liberté sans limite mais également le propre d'une situation, celle où l'on a déjà tout perdu lorsqu'on est fils d'un double manque. Comment ne pas penser ici à la dialectique hégélienne du maître et de l'esclave ? Devient le maître celui qui ne craint pas la mort, l'esclave celui qui craint de se perdre. Conclusion de cet entrepreneur dont Steve Wozniak, son associé des premiers temps, confirme qu'il vivait en effet avec l'idée de la mort toujours présente à l'esprit :
"La mort est très probablement la meilleure invention de la vie. Elle est l'agent de changement de la vie."
Le lien intime qu'entretient l'entrepreneur avec la mort est peut-être tragique ; mais il est source de créativité et il lève les inhibitions susceptibles d'entraver l'action. Le passage à l'acte fait partie des singularités qui caractérisent le profil de l'entrepreneur. Et les visions qu'on tend spontanément à lui prêter contribuent à occulter cette propension à agir de façon compulsive qui, rappelant la théorie de l'art pour l'art de Théophile Gautier, fait figure d'un véritable Parnasse de l'action.
Cette gratuité de l'acte pour l'acte, moins subordonné à une vision qu'on voudrait le croire, est constitutive du jeu, autre visage de la créativité, mais qui lui ajoute cette dimension ludique propre à l'enfance. L'entrepreneur a besoin pour réussir, d'une certaine dose d'immaturité. C'est peut-être sur ce point que Steve Jobs a rencontré l'esprit de son époque, celui d'une société sans père.
Prochaine et dernière note : la société sans père.
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