Lorsqu'elles sont à bâtons rompus, les causeries ont un sens qui souvent échappe, selon le mot de Pierre Loti donné en exergue du livre de Pierre Bilger. Il faut le prendre à la lettre ; car si des Causeries à bâtons rompus, s'échappe un sens, il parle au lecteur.
Dissipant les idées reçues, le livre contient moins de certitudes que d'interrogations sur la pratique et les effets du pouvoir, ce qui ne surprend pas dans la mesure où "conduire une entreprise est un art d'exécution".
D'abord pour des raisons liées à son environnement ; Il ne faut pas sous-estimer, dit Pierre Bilger, à quel point la méconnaissance de l'entreprise chez les hommes politiques les conduit à "mettre en oeuvre des solutions inconsciemment dévastatrices".
Viennent ensuite les raisons liées à la nature du pouvoir lui-même. "Il n'y a pas de solidarité entre dirigeants des grandes entreprises cotées" et auprès de ses pairs, le dirigeant "ne peut guère compter trouver l'écoute et le conseil désintéressé dont il pourrait avoir besoin".
Cette solitude est lourde à porter dit Pierre Bilger, citant Serge Tchuruk pour qui le patron exerce "un métier de chien". D'autant plus qu'il est un homme public le plus fréquemment soumis à l'injustice de l'opinion de "ceux qui, arrogants, légers ou imprudents, se sentent fondés à porter des jugements définitifs ou péremptoires sur des événements ou des personnes dont ils n'ont au mieux qu'une connaissance de seconde main". Des propos amers mais pleins de vérité faisant écho à l'image de la "bête traquée" dont se servait Pierre Drieu la Rochelle pour situer l'homme de pouvoir. Ingvar Kamprad , le fondateur d'Ikea, a récemment exprimé le souhait que ses fils ne dirigent pas son entreprise, car "c'est un esclavage".
Seul, le patron l'est aussi face à l'institution qu'il dirige et qui fonctionne autant comme une contrainte que comme un levier. "Les modes d'organisation et de gestion, le comportement des managers, la hiérarchie des priorités, les modes de raisonnement" sont autant de symptômes des processus inconscients qui s'entremêlent dans les cultures, qu'elles soient d'entreprises ou nationales.
Pierre Bilger raconte la façon dont il a pris conscience de l'effet magnifiant de l'institution. Se laissant aller à une conversation sur l'existence de Dieu avec un collaborateur, il constate que ses propos peuvent "s'interpréter comme une forme de pression ou de prosélytisme" compte tenu de la fonction qu'il exerce, risquant ainsi de la détourner en un "abus d'autorité".
Lucidité rare parmi ceux qui détiennent une parcelle de pouvoir et qui, le plus souvent, sont victimes d'une confusion des identités, comme un Talleyrand dont Chateaubriand disait qu'il "prenait son rôle pour son génie".
C'est la foi, chez Pierre Bilger, qui a toujours tenu lieu de rampart contre cette confusion des rôles. La parole de l'Evangile "Tu n'es q'un homme" ne l'a jamais quitté. Ce thème mériterait d'être approfondi. Si Max Weber nous a familiarisés avec le rôle moteur du protestantisme dans le développement du capitalisme, on connaît moins celui du catholicisme.
Pierre Bilger appartient à une génération qui a vécu le processus historique de la formation de l'Europe. Et c'est à juste titre qu'il insiste sur "la fragilité de cette entente spontanée", constatant que les jeunes "ont oublié l'histoire" à tel point qu'ils considèrent l'Europe comme "un fait acquis".
Seul un homme d'expérience est à même d'exprimer ce rappel de la condition historique des choses et donc de l'importance du passé pour la construction de l'avenir. Son penchant pour les causes perdues doit se comprendre dans cette perspective car toutes ces "ambitions sacrifiées" et ces "potentiels inexplorés" sont la substance de cette nostalgie qui "alimente la vision du futur et l'action de demain".
Contrairement aux récits sans épaisseur émanant souvent des sphères du pouvoir, les Causeries à bâtons rompus sont une lecture prioritaire. On quitte le livre avec l'espoir qu'il aura des suites.
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