Un petit livre de Jean-François Billeter vient de paraître au titre à la fois énigmatique et provocateur : « Contre François Jullien ». Mais ni le titre, ni la taille du livre (80 pages ; Editions Allia, Paris 2006) ne doivent faire illusion. Le texte est d’une importance capitale.
Pour ceux qui ne le connaissent pas, François Jullien est un philosophe qui depuis une trentaine d’années, étudie et publie sur la philosophie chinoise. Sa démarche consiste à visiter une pensée « radicalement différente » de la nôtre pour aider à mieux cerner les concepts qui fondent notre propre civilisation et notre culture. Ses ouvrages sont d’une grande qualité intellectuelle et tous aussi passionnants les uns que les autres. Depuis que la Chine connaît le développement économique que l’on sait, François Jullien multiplie les conférences auprès de dirigeants français appelés à y travailler. En quelque sorte, il met au service des entreprises sa connaissance de ce qu’il appelle la pensée et la mentalité chinoises, à des fins pratiques.
Pourquoi le livre de J.F Billeter et surtout pourquoi ce titre ?
Le reproche adressé à F.Jullien est le suivant : le parti pris de poser la pensée chinoise comme étant radicalement étrangère à la nôtre est un classique qui remonte au 17ème siècle, entretenant un mythe dont F.Jullien serait une victime de plus.
Pour J.F Billeter, il n’y a pas de pensée chinoise en dehors des circonstances historiques. Il dit : « La civilisation chinoise … a été secrétée par le pouvoir impérial et … elle a eu pour fonction principale d’occulter la nature de ce pouvoir, de rendre toute alternative au despotisme impensable ». Et par conséquent, la faiblesse de F.Jullien est de ressusciter « le mythe de la Chine philosophique cher aux intellectuels formés au moule de l’université républicaine et laïque. »
Ce débat me semble fondamental : il pose la question de savoir ce qui fait la particularité culturelle d’un pays ? S’agit-il d’un système hors du temps ou seulement d’un phénomène historique lié à un état particulier de la société et du pouvoir ? Autrement dit, l’enjeu est le suivant : une culture nationale est-elle susceptible de changer ou pas ?
Il est vrai que F.Jullien ne se prononce pas clairement sur ce point. Dans son ouvrage récent « Conférences sur l'efficacité », il se pose la question. J.F Billeter est plus tranché. Ce n’est pas leur façon de penser qui a fait la civilisation des chinois, c’est la nature du despotisme impérial qui a conditionné le développement de leur pensée.
Quelques conséquences pratiques issues de ce débat.
La première est l’émergence d’un registre commun à toutes les cultures. Les apparentes ruptures profondes entre les concepts et les croyances ne sont en fait que des symptômes. Le registre commun à toutes les cultures est celui du rapport à l’autorité et de l’organisation de l’action collective. Cette grille de lecture est universelle et désactive bien des outils d’interprétation dite cross ou trans-culturelle.
La seconde est la prise de conscience que si une culture est historique, elle est susceptible d’évoluer. On le voit bien en Occident ; et le reproche que J.F Billeter adresse à F.Jullien est précisément d’occulter les débats actuels en Chine entre les néoconfucianistes et les tenants d’une remise en cause de la mentalité traditionnelle.
Une dernière observation toutefois : J.F Billeter, à mon sens, pêche par excès d’optimisme. De Tocqueville à F.Furet, on a bien compris qu’en dépit d’une Révolution qui a changé les comportements et les institutions, il y a une certaine mentalité française que l’on peut aisément faire remonter à la société de cour du 17ème siècle. Si les mentalités, la culture et les institutions sont susceptibles de changer, il n’en reste pas moins qu’elles traînent derrière elles une mémoire qui constitue un capital signifiant. La pression de l’environnement provoque le changement, on le voit bien en Chine à l’heure actuelle, mais elle n’est pas la seule force normative. Le capital signifiant d’une culture est aussi un acteur important qui entre dans la délibération présidant au changement.
Ce paradoxe entre le caractère historique de la culture et la mémoire d’un capital signifiant explique en grande partie le développement actuel de la Chine. On sait que si ce pays est un exportateur net, la moitié de ces biens sont produits par des filiales de sociétés occidentales. Le phénomène dépend donc en partie de l'importation d'un savoir-faire en matière de gestion et de management. Il s'opère sous nos yeux un brassage éminemment pratique entre cultures.
Autrement dit, la mondialisation actuelle est un gigantesque compromis en cours entre institutions de natures différentes, entreprises et pays, ce qui prouve qu’il existe un terrain commun à tous les acteurs quelle que soit leur culture.
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