Le rôle social de la musique est en profonde évolution. Comme je l'ai écrit ailleurs, Théodore Adorno avait repéré le phénomène dès 1937, en expliquant que la musique se vidait de son sens selon un processus de fétichisation, à mesure qu'elle entrait dans la sphère marchande. Telle est l'origine de l'incompréhension qui s'est développée entre les majors du disque et les internautes, et non pas la nature des comportements.
Jennifer Pariser de Sony-BMG déclarait* récemment : "Quand un individu fait une copie d'une chanson pour lui-même ... il vole une chanson." Or, les internautes sont aussi clients de ces producteurs de musique. Et on assiste à quelque chose d'inédit, à savoir un fournisseur qui s'en prend à son marché sur fond d'indignation morale au moment même où les entreprises en général sont plus qu'à leur tour sommées de justifier leur éthique, leur engagement sociétal ou leur contribution au développement durable.
Au fond, c'est une relation qui se dégrade. Ce qui pendant des dizaines d'années a pu être considéré comme un business model stable et efficace, révèle des imperfections longtemps cachées. D'un côté, on semble défendre le profit avec plus de ferveur que l'art et les artistes ; de l'autre, on exprime un agacement qu'on ne soupçonnait pas. Les masques tombent ; apparaît au grand jour l'inconscient d'un business model.
Les artistes eux-mêmes s'enhardissent. Contournant les majors, le groupe Radiohead, mondialement connu, vient de lancer son dernier album sur le net, laissant à chacun le soin de décider du prix à payer. D'autres groupes suivent : Nine Inch Nails, The Charlatans, tandis que Oasis serait prêt à en faire de même. Paul Mc Cartney a confié le lancement de son album "Memory almost full" au réseau de cafés Starbucks.
Il se passe quelque chose d'inattendu : des artistes décident de se solidariser avec leur public. "C'est un plaisir de pouvoir finalement entrer en relation directe avec notre public" disait récemment Trent Reznor de Nine Inch Nails**. La relation triangulaire artiste-producteur-client risque d'en être bouleversée. Les commentaires apportés à l'article de Libération* en témoignent.
"C'est un ressort marketing redoutable que de matéraliser directement ce geste du fan à l'artiste" dit l'un d'entre eux à propos du libre choix du prix.
"Ce qu'a fait Radiohead est une bonne claque à ces majors qui ne jugent que par le fric et l'aspect commercial de leur "produit culturel"." dit un autre.
Les commentaires ne sont pas exempts de dérapages : "Les gens des majors sont des parasites inutiles" propose un internaute avec une certaine dose d'injustice pour leur travail. Mais La honte est toujours réservée aux vaincus. Personne ne sait où elle peut conduire.
Contrairement à la menace d'une paupérisation des artistes brandie par les majors, un internaute tente l'idée suivante : "Si tous les artistes fournissaient un moyen de paiement en ligne, ils seraient surpris du nombre de jeunes qui "paieraient" à nouveau leur musique sachant que l'argent recueilli irait directement dans leurs poches."
On s'aperçoit qu'en défintive, un bouleversement technologique est le révélateur d'affects insoupçonnés. La morale culpabilisatrice des majors a fonctionné comme contre-feux masquant des frustrations cachées de part et d'autre. A trop distiller l'anathème, les majors risquent de favoriser à leur dépens un élan de fraternisation, fût-il imaginaire et passager, entre les artistes et leur public.
Il est intéressant de suivre en temps réel un business model qui évolue ; c'est en période de crise que l'on perçoit clairement la distance entre sa réalité et la représentation, toujours réduite et réductrice, que l'on s'en fait.
Le décalage n'est pas sans effet. Il en va du changement. Les faits prennent toujours le pas sur les vues de l'esprit car ils ont pour eux l'avantage de mieux coller à la réalité. Va-t-il falloir de nouveaux actionnaires pour entériner ces évolutions ? La vente récente de EMI à un investisseur privé Terra Firma Capital Partners, conduit à se poser la question. L'idée selon laquelle un actionnaire privé est plus à même de provoquer le changement, pourrait en sortir renforcée. Et pourtant, ce n'est pas forcément la meilleure.
* Source : Libération : Musique sur Internet : la révolution "In Rainbows" par Astrid Girardeau 10 oct 2007
** Business Week : The big record labels' not-so-big future, par Justin Bachman, 10 oct 2007
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