Le génie du capitalisme est son inépuisable propension à formuler de l'offre. Son talon d'Achille est une incapacité à prédire la demande, à la déterminer a priori. L'offre propose, la demande dispose, jamais l'inverse.
L'entreprise vit dans l'incertitude permanente de ses marchés. Son attitude face au mystère de la demande a une histoire et depuis peu, cette recherche désespérée fonde de grands espoirs sur la connaissance des mécanismes du cerveau humain.
On sait tester un nouveau produit en développement, mais on ne sait toujours pas extraire de l'esprit du consommateur le secret de la demande. C'est à l'intérieur de sa tête, dans le cerveau, que l'IRM est sommé d'aller chercher l'information.
Car l'idée qui sous-tend le Neuromarketing est que si le consommateur ne sait pas ce qu'il veut, son cerveau le sait à sa place.
Parfait exemple de mystification des croyances par la prouesse technique. Les 3 millions de dollars que représente le coût d'un équipement IRM masquent l'archaïsme de l'idée qui vient l'instrumentaliser, à savoir que la vie mentale trouverait son exacte contrepartie physiologique dans les neurones. Ce matérialisme naïf de la pensée postule qu'à un état mental correspondrait un état physique du cerveau.
La réduction de l'homme à son cerveau est à la base de la sophistique du Neuromarketing, nouveau stratagème dans la quête du secret de la demande. Les promesses semblent si séduisantes qu'elles en paraissent convaincantes malgré un puissant courant de pensée qui, de Wittgenstein à Vincent Descombes aujourd'hui, demeure malheureusement une affaire de spécialistes. V.Descombes expose ce qu'il nomme le "holisme anthropologique du mental" en ces termes :
"L'esprit est présent dans ses phénomènes, donc dans le monde, dans les pratiques symboliques et les institutions, et il n'y a littéralement, dans les têtes des gens, que les conditions personnelles, donc physiques (physiologiques), d'une participation à ces pratiques et à ces institutions." *
Autrement dit, la demande n'est pas une représentation mentale qui se cache dans les têtes des gens ; elle est le produit complexe d'une réalité à la fois matérielle, sociale et institutionnelle.
* Vincent Descombes, La denrée mentale, Les Editions de Minuit, 1995, p 94
Je voudrais traduire la citation de Vincent Descombes que vous commentez par :
"L'existence est grammaire et la grammaire est existence", la seconde partie de l'équivalence venant de ce que la citation nie à l'homme tout aspect qui ne soit purement matériel.
C'est un enjeu : si l'existence est grammaire (ou institution) et que celle-ci est l'existence, alors la psychanalyse de l'entreprise devient une simple histoire de l'entreprise.
En effet c'est bien à la grammaire (à l'institution), que s'intéresse votre psychanalyse de l'entreprise telle que je la comprends, en refusant d'y accorder une place active à l'homme comme le souligne votre dernière réponse sous votre billet consacré à Mary Douglas("l'instrumentalisation se déploie de l'institution vers les personnes").
Or il me semble que, bien que sa méthode soit existentielle, l'enjeu de la psychanalyse est essentiel.
Ainsi, paradoxalement, vouloir faire de l'institution une entité distincte de l'individu et les placer tout deux dans une relation instrumentalisante à sens unique nous interdit de pouvoir atteindre le but de la psychanalyse au sein de l'entreprise, bien qu'on en pourra y appliquer la méthode à souhait.
Je lis dans le très beau travail que vous avez écrit sur Renault une histoire emplie de sens. Je ne vois pas la prise de conscience qui vient couronner la psychanalyse : par quel moyen concret l'entreprise peut-elle tirer le fruit de la psychanalyse ? comment remontent les processus inconscients dans le domaine du conscient ?
J'achoppe. Ne doit-on pas se rappeler de l'intuition de Michel Crozier qui avait reconnu qu'une partie de chaque individu n'était pas malléable au gré de l'institution ? n'est-ce pas justement sur ce point que Freud lui même n'a pas pu faire le pas d'une psychanalyse des foules ?
Tout ceci fait écho à ce passage de mon dernier commentaire : "[Les institutions] sont grammaire, et pourrait-on dire, rien de plus".
N'y voyez pas une remise en question de votre travail dont je suis fervent amateur. Je suis persuadé que grâce à vous nous allons dans la bonne direction.
La traduction que je fais de la citation de Vincent Descombes est peut-être rapide, cependant la question que j'en tire a accompagné sans cesse ma lecture de vos textes et j'espère que vous voudrez bien y répondre.
PS : puisque nous parlons de demande, l'offre que vous proposez en rencontre t-elle ? la tâche à accomplir paraît immense : peut-elle être le fait d'un seul homme ?
Rédigé par : Pfeireh | 17 février 2008 à 13:18
1. "En effet c'est bien à la grammaire (à l'institution), que s'intéresse votre psychanalyse de l'entreprise telle que je la comprends"
Oui, en grande partie, et c'est la raison pour laquelle j'évite de parler de psychanalyse. L'inconscient du dirigeant a peu d'intérêt. Ses décisions en ont, et surtout leur effet dans le cadre institutionnel.
2. "en refusant d'y accorder une place active à l'homme"
Au contraire, l'homme y fait tout. Seuls les individus sont moteurs, mais le sens de leur action est souvent canalisé par l'institution.
3. "vouloir faire de l'institution une entité distincte de l'individu et les placer tout deux dans une relation instrumentalisante à sens unique"
Les deux sont inséparables. L'institution joue un rôle dans le psychisme de chacun. On l'entend très bien dans les discours individuels, souvent structurés par l'institution.
4. "Je ne vois pas la prise de conscience"
Elle intervient lorsque le lien entre des processus concrets de l'entreprise, apparemment hétérogènes, est refait, que ce soit individuellement ou collectivement.
5. La part irréductible que M.Crozier attribue à l'individu n'est pas à négliger ; mais justement, la pratique consiste à appréhender la dialectique entre Ics de l'institution et celui de ses acteurs. Il me semble que M.Crozier, en voyant dans l'institution un "compromis historique" entre les acteurs, lui refuse le statut de sujet, ce qui nous différencie.
6. L'offre est le plus souvent l'initiative d'un individu. Elle devient produit marchand lorsqu'elle s'institue dans une entreprise. Donc oui, une personne peut suffire pour la concevoir et la concrétiser, mais sans légitimité institutionnelle, elle a du mal à exister.
Rédigé par : DT | 17 février 2008 à 21:33