Y a-t-il un mystère Chanel, sujet dont le magazine Challenges fait la une de cette semaine ?
Propriété de la famille Wertheimer, le groupe n'est pas coté ; les chiffres sont rares et l'actionnaire très discret. La marque, elle, figure parmi les plus prestigieuses au monde et sa notoriété fascine.
Chanel est un modèle d'entreprise familiale, traversant le temps avec assurance. Le capital est stable, la famille unie, et l'organigramme privilégie les personnes par rapport aux fonctions *. Mais tout cela ne suffit pas à créer le mystère. En revanche, la subtile dialectique rapprochant la famille et la marque relèvent d'une alchimie particulière.
La famille n'a pas créé la marque. Elle ne l'a pas achetée non plus : elle l'a ressuscitée en la tirant d'un long silence de quinze années. Coco Chanel possédait sa propre maison de couture ; elle la ferme en 1939 et c'est grâce aux capitaux de la famille Wertheimer, devenue actionnaire, qu'elle se remet au travail. S'accomplit alors avec succès la résurrection de la marque.
Les "codes de la maison" sont très prononcés selon l'un des dirigeants de l'entreprise *. Quels sont-ils ?
« On m’a tout arraché à douze ans. Morte à douze ans » dit Coco Chanel évoquant son enfance marquée par la mort de sa mère suivie de l'abandon par son père. Plus tard, Arthur Capel, surnommé "Boy", l'amour de sa vie, la quittera en pleine gloire puis décèdera peu après.
Les codes de la marque sont ceux d'une femme en deuil, une femme qui a été confrontée à l'indicible. C'est peut-être le silence qui va faire la grandeur de la marque, "l'inépuisable silence qui bouleverse la nature en ne la nommant pas" comme l'écrit Paul Eluard. La sensibilité des poètes a ici sa place, Coco Chanel a vécu dans leur voisinage.
Sans jamais avoir d'enfant, elle a eu différentes relations, toutes passagères. Celle qui l'a rapprochée du poète Pierre Reverdy est peut-être l'une des clés de la marque, car les mots ignorent le hasard. Laissons-le parler dans un poème au titre aussi surprenant qu'évocateur : "Le sens des affaires"
"Le travail dans la sûreté, tout l'art dans la sévérité, la beauté figée sous l'écorce plus que l'or dans la liberté [..] la sécheresse du désir [...] la forme noire [...] la tristesse aux clous de la pluie..."
Si la marque brave les effets du temps, c'est aussi par la forte impression qu'a laissée derrière elle sa créatrice. Reverdy, encore :
"D'où vient ce sentiment, quelquefois l'auteur n'en a pas et son oeuvre nous emporte [...] et l'auteur avait disparu emportant son secret [...] tous les assistants [...] une émotion unique les étreignait, bientôt, ils oublièrent l'auteur [...] il ne restait plus que l'émotion sublime - dégagée de tout - l'humanité". Quatre-vingts ans plus tard, Karl Lagerfeld, l'âme artistique de la marque, fait écho :
"Je suis un être virtuel [...] Si vous voulez tout savoir sur moi, vous n'avez qu'à regarder la surface de mes oeuvres. Il n'y a rien en dessous". **
L'absence et l'indicible se font insistants dans le capital signifiant de Chanel. C'est que le mystère commence là où la parole se tait ; la famille et la marque semblent avoir passé un pacte signé de ces mots de L.Wittgenstein : "Ce dont on ne peut parler, il faut le taire".
Dès lors, le partage des rôles paraît naturel. Coco Chanel disait que "sans parfum, une femme n'a pas d'avenir", véritable profession de foi à laquelle l'actionnaire d'aujourd'hui, gestionnaire et investisseur, semble adhérer pleinement. Il se reconnaîtra peut-être dans cette image d'Eluard :
"Elle dit l'avenir. Et je suis chargé de le vérifier".
* Challenges, Ca c'est Chanel, n° 111, 14 février 2008
** Challenges, Iconique, 14 février 2008
Je ne parviens pas à retrouver la citation de Wittgenstein. J'avoue ne pas même pouvoir dire si je dois la trouver dans une oeuvre de la première ou de la deuxième période.
Comment comprenez-vous son insertion dans votre texte ?
Je dois bien venir vous relancer pour rassurer vos lecteurs : votre silence, depuis plus d'un mois et malgré le suicide d'un salarié de Renault le jour où M. Leclercq s'exprimait, annonce certainement un nouvel ouvrage en cours plutôt qu'un arrêt prochain de votre blog.
Rédigé par : Pfeireh | 24 mars 2008 à 20:46
Cette citation de Wittgenstein est la proposition n°7 du Tractatus, donc celle qui termine l'ouvrage. Je pense qu'elle fait référence à son idée selon laquelle il n'y a pas de métalangage.
C'est aussi ce que semble dire K.Lagerfeld : s'il n'y a "rien en-dessous" de ses oeuvres, cela ne veut pas dire qu'elles sont insignifiantes mais au contraire qu'elles épuisent, en le montrant, tout le sens possible.
Merci bien sincèrement de votre relance ; en effet, ce silence passager est dû à un surcroit de travail auquel s'ajoute la préparation d'un prochain ouvrage.
Rédigé par : DT | 25 mars 2008 à 00:01