Claude Lévi-Strauss vient donc d'avoir cent ans. L'hommage qui lui est rendu est national et, dans son principe, amplement justifié. On fête l'homme : ses voyages, ses liens avec le musée du quai Branly, le Brésil des années trente, les Nambikwaras et les Bororos et, bien sûr, les "Tristes Tropiques".
Très médiatique et dictant ses conditions, l'événement consacre un grand ethnologue statufié dans son passé. On peut craindre qu'il fasse de l'ombre à l'immense penseur dont le travail est plein d'innovation pour l"avenir.
Car des concepts, il est peu question. Voici, pour combler ce manque, quelques extraits des écrits de Claude Lévi-Strauss, destinés à rappeler leur importance.
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1. Les structures sociales ne sont pas des contrats, encore moins des organisations.
"Nous sommes amenés à concevoir les structures sociales comme des objets indépendants de la conscience qu'en prennent les hommes."
2. Elles ont leur propre logique qui échappe à la conscience des acteurs tout en déterminant leurs comportements et leurs croyances.
"Il n'y a guère de doute que les raisons inconscientes pour lesquelles on pratique une coutume, on partage une croyance, sont fort éloignées de celles qu'on invoque pour la justifier."
3. Cette logique est celle d'un langage ; ainsi, les mythes, les croyances, les rites, bref tous les éléments à partir desquels se constitue une société, ont une signification. C'est à dire qu'ils sont parlants et ils ont un sens : lequel ?
"Signifier n'est jamais qu'établir une relation entre des termes."
Cette idée est centrale dans le travail de Claude Lévi-Strauss. En effet :
"Les symboles n'ont pas une signification intrinsèque et invariable, ils ne sont pas autonomes vis à vis du contexte. Leur signification est d'abord de position."
4. La conception du symbole, du signifiant, est le point sur lequel Claude Lévi-Strauss se montre critique à l'égard de la psychanalyse freudienne.
"Tout au long de son oeuvre, Freud oscille - et n'arrive pas à choisir en fait - entre une conception réaliste et une conception relativiste du symbole."
Cette critique est constructive dans la mesure où elle révèle ce qui est latent dans le travail de Freud mais pas toujours bien formulé.
5. Le social et l'inconscient se confondent.
"L'inconscient est toujours vide.... Il est aussi étranger aux images que l'estomac aux aliments qui le traversent... Il se borne à imposer des lois structurales ... à des éléments inarticulés qui proviennent d'ailleurs - pulsions, émotions, représentations, souvenirs."
Autrement dit, l'inconscient parle ; à travers lui s'exprime le social et les éléments signifiants sont historiques.
6. L'individuel est une illusion.
"Les hommes n'agissent pas, en tant que membres du groupe, conformément à ce que chacun ressent comme individu : chaque homme ressent en fonction de la manière dont il lui est permis ou prescrit de se conduire. Les coutumes sont données comme normes externes, avant d'engendrer des sentiments internes, et ces normes insensibles déterminent les sentiments individuels, ainsi que les circonstances où ils pourront ou devront se manifester."
"Les pulsions et les émotions n'expliquent rien... Elles ne sont jamais des causes."
7. D'où le caractère illusoire du "besoin" ...
"Les espèces naturelles ne sont pas choisies parce que "bonnes à manger" mais parce que "bonnes à penser"".
8. et la remise en cause d'une conception de l'offre et de la demande fabriquée par les économistes :
"La pensée normale demande toujours aux choses leur sens, qui le refusent ; au contraire, la pensée dite pathologique déborde d'interprétations. Pour l'une, il y a ... de l'exigible ; pour l'autre ... du disponible... Un équilibre apparaît entre ce qui est vraiment, sur le plan psychique, une offre et une demande."
Claude Lévi-Strauss pose les bases d'une conception selon laquelle l'offre et la demande s'associent de façon purement arbitraire, ou du moins historique. Il y a là, pour lui, un processus qui rend compte du fonctionnement de l'esprit humain. Et on voit que la logique du marché, que l'on croit spécifique à l'économie, n'est jamais que le reflet de celle de l'esprit humain. Autrement dit, le lien social et le lien marchand ne sont que deux manifestations de la même réalité.
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On le voit, Claude Lévi-Strauss propose une refonte complète de la façon dont on peut se représenter le rapport entre société et individu, et le rapport entre lien social et lien marchand. Sa pensée s'inscrit dans un courant qui restera dans l'histoire comme étant le principal apport du XXème siècle et auquel on peut associer Freud, Lacan et Bourdieu, entre autres, et qui converge avec des courants propres aux pays anglo-saxons.
juste merci.
je me sens toujours mieux quand je viens vous visiter.
Rédigé par : cp | 05 décembre 2008 à 19:08
Merci de ce commentaire et de vos visites.
Rédigé par : didiertoussaint | 05 décembre 2008 à 23:00
Bonjour
Je suis un tres bon ami de Catherine a NYC je suis en France depuis peu, Elle m'a beaucoup parle de vous, Je trouve votre papier sur Levy-Strauss tres interessant.
Bien a vous
Gilbert Franchi
Rédigé par : Franchi Gilbert | 27 décembre 2008 à 13:34
Le relativisme du symbole exprimé par M. Lévy-Strauss me semble mettre en difficulté certaines théories de base de la psychologie des organisations. Il ne peut par exemple plus être question de généraliser une structure qui maximiserait en toutes circonstances l'épanouissement et l'effectivité de ses membres, ni de croire aux vertus d'un apprentissage comportementaliste qui serait réduit à agir superficiellement et à déplacer les difficultés.
Je crois comprendre que la réponse que vous apportez consiste à étudier l'histoire des entreprise afin de percer pour chacune d'elle les clefs du langage qui lui est propre.
Mais alors une fois ce travail achevé, une fois la "prise de conscience" instituée dans l'entreprise étudiée et le sens intime de ses symboles dévoilés, que se passe-t-il ? L'entreprise vit-elle dans une pure conscience ? Ou bien ne parvient-on pas plutôt à un langage commun où les symboles seraient réels et non plus relatifs : le "monde des idées" enfin à portée de l'homme, sans la médiation des jeux de lumière - la sortie de la grotte.
Je suis désolé de reposer en ces termes une question déjà amenée (je m'intéressais alors à l' "identité" de l'entreprise), mais c'est un sujet passionant et peut-être la reformulation au travers d'un thème que vous maîtrisez si parfaitement vous permettra-t-elle de nous en présenter de nouveaux aspects.
Rédigé par : Pfeireh | 01 janvier 2009 à 19:58
A Gilbert,
Merci de votre mot amical.
A bientôt,
DT
Rédigé par : didiertoussaint | 02 janvier 2009 à 23:21
A Pfeireh :
1. "Il ne peut par exemple plus être question de généraliser une structure qui maximiserait en toutes circonstances l'épanouissement et l'effectivité de ses membres,"
En effet, et on ne dira jamais assez à quel point les modes manageriales sont dommageables. Des entreprises y perdent leur âme(puis parfois beaucoup d'argent). Ces modes ont été (indirectement et selon un processus long et complexe) un facteur aggravant de la crise financière de 2008, lorsqu'on voit la panique hystérique qui s'est emparée des institutions financières.
2. "Mais une fois la "prise de conscience" instituée dans l'entreprise que se passe-t-il ? L'entreprise vit-elle dans une pure conscience ?
Vous avez raison de revenir sur ce thème, car il est source de confusion.
Il faut se méfier du mot "conscience". Surtout dans le cadre de l'entreprise qui est une institution dans laquelle on agit. Ne plus prendre le terme au sens d'une conscience (connaissance)intime de soi mais plutôt dans le sens d'une confiance dans l'action. La "conscience-connaissance", celle de la lumière hors de la caverne, est une expérience de l'individu, donc à la fois partielle et excentrée par rapport au sujet, celui de l'institution.
Paradoxalement, ce qui du point de vue de l'institution est une "prise de conscience" consiste, du point de vue de l'individu, à se déprendre du savoir et de la conscience, précisément pour faire confiance à la dynamique institutionnelle qui se manifeste dans l'initiative et la créativité de chacun.
D'où cette idée que pour l'entreprise, prendre conscience, c'est prendre confiance.
L'expérience prouve que le management est trop souvent volontariste et, cédant aux modes, il étouffe la dynamique institutionnelle de l'entreprise. En voulant "savoir" et porter la lumière partout, bien des managers maintiennent l'inconscient de l'entreprise dans les ténèbres d'un monde qu'ils s'acharnent à ignorer. Concrètement, c'est la suspicion face à l'initiative de chacun, la peur du désordre et l'angoisse individuelle devant le discours institutionnel.
Un exemple : Danone, décomplexé dans la décision stratégique, et Renault, en perpétuel conflit avec un passé qui ne passe pas.
Le travail à faire en entreprise ne doit donc pas se laisser piéger par le miroir de la "conscience". Dire qu'elle prend conscience d'elle-même est une façon de parler signifiant qu'elle s'émancipe d'un mode de penser trop normatif imposé par les acteurs individuels.
Ce qu'illustrent clairement les mots d'Eluard :
"Je sais parce que je le dis que mes désirs ont raison".
Merci de ces remarques qui me donnent l'occasion de préciser, fût-ce partiellement, une pratique dont l'évidence ne s'impose pas naturellement.
Rédigé par : didiertoussaint | 03 janvier 2009 à 02:37