Lors de la crise financière survenue en 2008, la peur s'est focalisée sur le risque systémique : la chute d'une banque pouvait entraîner celle du système financier mondial, comme un château de cartes.
Curieusement, le risque systémique semble s'appliquer aussi à la construction identitaire des entreprises. Il a suffi qu'un homme, paré hier de toutes les vertus, se révèle aujourd'hui coupable d'adultère, pour qu'une série de multinationales soient atteintes dans leur identité.
Le golfeur Tiger Woods était une icône de la société moderne.Pour plus de 100 miilions de dollars par an, il vendait son image à Gillette, Gatorade, Tag Heuer, Nike ou Accenture. En l'espace de deux mois, suite aux révélations sur sa vie privée, tous ces clients ont tourné le dos à leur fournisseur d'image.
Les raisons invoquées sont diverses. Chez AT&T on a été sec et laconique, se contentant de déclarer
"Nous mettons fin à notre accord de parrainage avec Tiger Woods et lui souhaitons bonne continuation pour l’avenir" *
Accenture, après six ans de métaphore militante ("nous savons ce que cela demande d'être un Tigre", n'est guère plus explicite :
"vu les circonstances des deux dernières semaines, après examen minutieux et analyse, le groupe a déterminé qu'il n'était plus le bon représentant pour sa publicité." **Chez Gillette, on est plus opportuniste :
"Comme Tiger se retire provisoirement de l'espace public, nous allons soutenir son souhait de vie privée en limitant son rôle dans nos programmes de marketing" ***
Pour sa part, Tag Heuer, filiale de LVMH, applique la même stratégie que sa société soeur, Dior lors de l'incident provoqué en Chine par Sharon Stone : on se range aux côtés du client :
" Tiger Woods est un grand sportif, mais nous devons tenir compte de la sensibilité de certains consommateurs " ****
Ce commerce des identités est singulier. D'un mot, d'un écart de conduite, une femme ou un homme peut détruire sa valeur marchande. C'est dire le degré d'instabilité affectant désormais l'image et souvent l'identité de bien des entreprises.
La crainte se focalise sur l'effet commercial ; comment va réagir le client ? Le regard rivé sur le marché, on oublie de s'interroger sur l'effet institutionnel, en particulier sur la réaction des salariés. La relation entre une entreprise et son client est une transaction marchande. Celle qui la lie à ses salariés est un contrat de nature identitaire. Brûler ce qu'on adore du jour au lendemain est une forme de violence éventuellement admissible dans le registre marchand mais déstabilisante dans celui de la construction identitaire des personnes.
A une époque où on mesure en long et en large le coût du stress en entreprise, il serait souhaitable de prendre en compte le lien existant entre le jeu des images censé favoriser les ventes et ce que le sociologue Alain Ehrenberg a nommé l'insécurité identitaire qui en résulte parmi les salariés.
En matière de stress, on ne cesse d'accuser le management ; soit, mais à défaut d'être un mode de relation, le management se veut une technologie des rapports humains. Comme toutes les technologies, il s'appuie sur des mécanismes, au premier rang desquels les pathologies de l'insuffisance auxquelles sont confrontés des individus de plus en plus dépendants de leur environnement professionnel dans leur quête d'identité.
* Site France Info, 31 décembre 2009
** Le Parisien 13 décembre 2009
*** Nouvelobs .com 12.décembre.2009
**** Jean-Christophe Babin, Président de Tag Heuer, dans une interview au journal Le Matin, relayée par le site Telegraph.co.uk 18 décembre 2009
Vous écrivez : "Le regard rivé sur le marché, on oublie de s'interroger sur l'effet institutionnel, en particulier sur la réaction des salariés."
Je ne suis pas sûr de comprendre votre hypothèse de travail. Vous supposez que l'éviction brutale (mais justifiée par la logique marchande) d'une icône de l'entreprise déstabiliserait les employés ? Pour le dire plus prosaïquement, un salarié de Gillette qui apprendrait le congédiement de Tiger Woods serait troublé à tel point que sa relation avec son employeur serait transformée ?
Si j'ai bien saisi (mais peut-être suis-je déjà hors-sujet) alors je ne suis pas sûr de voir :
- Par quel(s) mécanisme(s) le salarié serait touché ;
- Pourquoi le salarié ne comprendrait pas la logique marchande de l'éviction de l'icône (logique marchande qui repose en dernière analyse sur une anticipation de ce que les citoyens-consommateurs peuvent moralement tolérer ou non) ;
- Pourquoi ces mécanismes ne s'appliqueraient pas au fan de foot qui voit année après année les joueurs "stars" se faire licencier pour absence de résultats et/ou comportement "immoral" en dehors du stade ?
Rédigé par : XavXav | 18 février 2010 à 13:34
Je commence par le dernier point. En soutenant un club de foot, le fan participe à un spectacle mais pas à la vie instituée de ce club.
Les deux autres points se résument au premier. Quels mécanismes ? Je développerai ce point dans une note ou une série de notes à venir, car il est important. Mais pour faire court, je dirai simplement ceci: aujourd'hui,l'identité au travail tient une place de plus en plus importante dans l'identité des individus. Par ailleurs, celle-ci est de plus en plus flottante (un sociologue parle de "modernité liquide"). Le caractère éphémère de la star liée à l'entreprise accentue le phénomène généralisé de la dissolution identitaire des personnes.
Il se trouve que vendredi 19 février, Tiger Woods s'est exprimé publiquement sur les faits. Selon ses propres mots, il pense avoir été "égoïste et fou" et reconnaît avoir causé du tort à ses "partenaires en affaires". Il ajoute : "J'avais l'argent et la notoriété. Je croyais que les règles communes ne s'appliquaient pas à moi, que tout m'était permis".
Cette confession est à double tranchant. Elle le dédouane partiellement, mais en même temps, elle dévoile ce qui constitue souvent la face cachée d'une star aujourd'hui. Une entreprise ne peut plaider la surprise à ce sujet.
Ce qui pose ensuite le problème de la solidarité. Que peut penser, fût-ce inconsciemment, un salarié qui voit son institution tourner le dos subitement à son icône ? En payant une star on veut affirmer des valeurs humaines, celles de la star et celle de l'empathie pour la star. Puis au moment des faits, tout ceci s'effondre comme un château de cartes. Une façon de dire que l'institution n'est qu'une mise en scène. Il y a de quoi déstabiliser les salariés, ne pensez-vous pas ?
Je conclus ; Tiger Woods dit lui-même : "Qui suis-je ?" et il concède qu'on peut se le demander légitimement.
Ces derniers mots sont une clé. Ils posent le problème dans toute sa vérité. On entend à travers eux : Qui suis-je dans cette mise en scène qui nous dépasse ?
Rédigé par : DT | 21 février 2010 à 00:00
Le Monde daté du mardi 23 février publie un encadré intitulé "Il faut sauver la marque Woods". Il y est fait mention d'un article du Guardian, résumant la nouvelle communication publique du golfeur de la façon suivant : "une personne kidnappée sur le point d'être exécutée par des terroristes". Tiger Woods avait l'air "tourmenté, en train de supplier, désespéré : il ne manquait que des hommes armés cagoulés debout derrière lui."
Une métaphore efficace pour montrer les servitudes cachées de l'image, et les aléas liés à son utilisation.
Rédigé par : DT | 23 février 2010 à 22:15
Je lirai avec intérêt votre note sur l'impact subi par l'employé Gillette car je ne suis pas encore convaincu. Une "entreprise" ne pourrait pas plaider la surprise sur la face cachée d'une star, en revanche l'employé lui serait pris au dépourvu et verrait que le "discours" institutionnel de son entreprise est faux, qu'il s'effondre comme un château de cartes ?
C'est vrai qu'en première lecture, Tiger Woods, ce deus ex machina, vient de démontrer, si besoin était, que sa "relation" avec Gillette n'était que strictement commerciale et reposait uniquement sur le chiffre d'affaires qu'elle allait générer. Mais j'ai du mal à imaginer que les employés Gillette ne le savaient pas, et que cette "révélation" les déstabiliserait. Vous y voyez le symptôme de la modernité liquide de Bauman, moi j'y vois plus simplement le mécanisme de lynchage du bouc émissaire de Girard.
Mais peut-être que je me trompe et que les salariés Gillette (ou d'autres entreprises) sont affectés. J'imagine qu'en tant que sociologue vous avez recueilli la parole des employés concernés (celle de Tiger Woods importe peu ici) pour y mettre à jour les mécanismes que vous exposez ?
(enfin pour l'anecdote, vous écartez je trouve bien vite le fan de foot comme simple "participant à un spectacle" alors qu'il se définit au contraire comme un acteur prépondérant de la vie instituée et sociale du club ; cf. Bromberger et al., "Le match de football, ethnologie d'une passion partisane à Marseille, Naples et Turin").
Rédigé par : XavXav | 02 mars 2010 à 15:19