On ne présente plus Michel Crozier. Son influence dans le domaine de la sociologie des organisations est considérable. Il a passé sa vie à étudier les blocages de la société française, mais il a aussi conseillé des entreprises et s’est même rapproché d’Accenture pendant un temps.
J’ai eu l’occasion de croiser Michel Crozier à quelques reprises. L’étendue de son savoir, l’intelligence et la justesse de ses analyses m’ont toujours impressionné. Mais j’ai toujours eu une réserve à son égard.
Selon lui, la logique de l’inconscient est inapte à rendre compte des phénomènes collectifs. J’ai toujours pensé que cette négation de l’inconscient des organisations était une sérieuse limite à son approche, en particulier pour la question du changement.
Or, en feuilletant récemment un exemplaire des Enjeux (mars 2005), je suis tombé sur une interview de lui aux accents étranges. Je cite :
« Je regrette de ne pas avoir […] réussi à faire accepter mes idées par le cœur du système. J’étais accepté par le système, l’“énarchie“ […] Et puis le système m’a rejeté ».
Le tir se concentre sur les « élites » de la France qui ne veulent pas « changer de comportement ». Les causes de cette rigidité ? « la force du monstre et l’absence d’un vrai dirigeant ».
Je ne comprends pas ce terme. Qu’est-ce qu’un monstre si ce n’est une chose que l’on ne comprend pas ? Or, dit-il :
« J’ai choisi pour devise “écouter, comprendre, agir“ […] car l’on ne peut agir qu’à partir de la compréhension des rapports que les individus entretiennent les uns avec les autres ».
Cet entretien confirme, après bien des années, l’objet de ma réserve qui se résume en peu de mots. Le sociologue s’est efforcé de comprendre comment fonctionnent les organisations. Le consultant n’a jamais jugé utile de chercher à savoir ce qu’elles veulent.
Toute la logique de l’inconscient est une réponse à cette question. Elle ne voit de monstre nulle part et de la volonté partout.
En niant l’inconscient, le « monstre », au profit de la notion d’acteur, Michel Crozier est pris à son propre piège. Sur ce qu'il prend pour un échec, il finit par rejoindre la mode du moment, celle de la critique des « élites ».
Ce mouvement d'humeur est un acte d'accusation injustifié et donc décevant. Ce ne sont pas les élites qui produisent les institutions mais l'inverse, même si elles contribuent à les conserver.
Il faut rappeler que ses premières recherches l'ont conduit à la Poste et à la Seita, au début des années 60 (exposées dans "Le phénomène bureaucratique").
Brillantes anlalyses d'un précurseur.
Rédigé par : Steph | 03 août 2006 à 15:33
Entièrement d’accord. La lecture de ce livre a été une étape importante pour moi.
Mais précisément, je crains que sa conception des blocages dans les organisations ne soit influencée par ces études qui somme toute, portaient sur des entreprises publiques. Michel Crozier a développé une théorie de l’organisation qui ne s’est jamais vraiment émancipée du modèle bureaucratique. Je pense que c’est la raison pour laquelle il est passé à côté de ce que j’appellerai le « phénomène entreprenarial ».
A bien le lire, on finit par aboutir au présupposé inconscient et systématique de ses thèses : l’organisation est un outil collectif. Et s’il admet qu’elle poursuit un but, il laisse de côté la question de sa genèse, comme s’il s’agissait d’une donnée exogène. Ce partis pris l’a toujours empêché de percevoir les effets de l’inconscient des organisations.
Rédigé par : DT | 04 août 2006 à 15:33
M.Crozier est un grand sociologue. Sa théorie du jeu des acteurs n'est pas une psychologie.
Rédigé par : Rib | 05 août 2006 à 13:46
La limite de cette théorie des acteurs est justement dans la croyance en une distinction entre psychologie et sociologie. Les phénomènes qui ont lieu dans les organisations n'entrent dans aucune de ces deux catégories ; ils ont une logique propre qui détermine en un même mouvement le collectif et l'individuel.
La théorie de l'acteur rationnel et du système est l'une des dernières tentatives de penser l'organisation tout en respectant la distinction classique entre psychologie et sociologie. Les outils ne sont plus adaptés.
Rédigé par : DT | 06 août 2006 à 16:04