Le « Contre François Jullien » de Jean-François Billeter a connu un grand succès. Moins connu, mais tout aussi intéressant, son livre « Chine trois fois muette » écrit il y a cinq ans, a été réédité simultanément.
En le lisant, j’ai constaté qu’il contenait déjà en germe la critique récemment adressée à François Jullien. D’une certaine façon, il la rend plus explicite.
La thèses est la suivante : la Chine est trois fois muette parce qu’elle ne dit rien sur son présent, sur son passé récent, ni sur son passé « pris dans sa totalité ».
A cela deux raisons. D’abord, le rôle de l’Etat qui ne tolère qu’une liberté « tronquée », celle de la raison économique, en excluant la liberté politique.
Puis ce qu’il appelle le discours « culturaliste ». Il s’agit de l’idée selon laquelle le destin du pays est lié à la culture qui fait son identité. Pour Jean-François Billeter, « le discours culturaliste arrête ce qui était mouvant ». Autrement dit la culture, fût-elle chinoise, est un produit de l’histoire. Et l’on retrouve la critique qu’il adresse à François Jullien accusé de faire de la pensée chinoise le lieu d’une différence irréconciliable avec la nôtre.
Or, la seule alternative au discours culturaliste est celle de la « raison économique » que les pays occidentaux connaissent bien pour l’avoir engendrée. Jean-François Billeter la critique en tant qu’elle légitime une « réaction en chaîne » non maîtrisée.
Enfermée dans cette alternative, la Chine reste donc muette sur son passé. Pourquoi ?
La raison économique n’étant plus maîtrisée, elle maintient ceux qui lui sont soumis dans une inconscience qui empêche toute réaction. Selon lui, la Chine de Mao en était déjà prisonnière puisque à cette époque, « l’imaginaire révolutionnaire est un imaginaire industriel ».
Quand au discours culturaliste qui prospère en Chine à l’heure actuelle, il est une sorte de refuge tel que « la Chine rêve de son passé mais elle est devenue un pays sans mémoire ».
L’inconscience accompagnant le développement de la raison économique et le poids de l’Etat font de la Chine un pays où l’ « absence de rapport critique au passé en général entraîne l’incapacité de critiquer le présent ».
On retiendra deux points importants de ce livre.
Le premier, encore trop souvent oublié, est que les cultures sont le produit d’une histoire dont l’ignorance condamne à ne pouvoir maîtriser ni le présent ni le futur. Il en va de même pour les entreprises.
Le second est que si la Chine contemporaine connaît un développement dépassant celui de tous les pays occidentaux, elle n’en maîtrise pas mieux la finalité. Sur ce dernier point on constatera une convergence de vues entre Jean-François Billeter et le François Jullien de la « Conférence sur l'efficacité».
Une autre convergence avec F. Jullien : la valorisation de l'allusion développée dans "Le détour et l'accès." N'est-ce pas une autre forme de mutisme ?
Rédigé par : Anne | 18 septembre 2006 à 17:47
Il y a une dizaine d'années, le débat était bien différent. La question était à l'époque de savoir si le confucianisme et le Tao étaient compatibles avec le capitalisme. On nous annonçait une confrontation problématique entre la "raison économique" et la culture.
Finalement, JF Billeter semble nous dire que les deux termes ont fini par s'allier pour piéger la Chine dans un présent privé de but.
Rédigé par : Eric | 19 septembre 2006 à 00:29
Votre remarque est intéressante. En effet, dans les années 90 on admettait encore une certaine parité entre religion, culture, et développement économique ; les thèses de Max Weber avaient encore un peu d'influence, on pensait encore que le capitalisme devait beaucoup au protestantisme.
Au fond, ce que dit Billeter, c'est que l'obstacle culturel au développement de la Chine n'existe pas. Il le formule en disant que les chinois font de leur passé un rêve et non une mémoire, ce qui laisse le champ libre à ce qu'il appelle la "raison économique". D'une certaine façon la Chine se développe en dévitalisant sa culture. Max Weber s'efface devant J.Schumpeter qui, lui, avait prédit ce phénomène.
Rédigé par : DT | 19 septembre 2006 à 11:21