"Le banquier est un conquérant qui sacrifie des masses pour arriver à des résultats cachés, ses soldats sont les intérêts des particuliers."
A défaut d'être légitime, cette formule a
deux mérites. Le premier est de proposer une lecture, certes
orientée mais à la fois claire et radicale, du métier de la banque.
Une thèse parmi d'autres, dirons-nous donc. Mais pas n'importe
laquelle. Car, et tel est son second mérite, bien qu'énoncée en 1837,
elle résonne d'accents très actuels. Il est vrai que son auteur, H. de
Balzac, jouit depuis lors d'une certaine légitimité en matière de
"comédie humaine".
S'il ne faut pas
trop promptement accuser les banquiers, une chose paraît donc claire : l'image négative de leur métier, portée par la crise actuelle, n'est pas nouvelle. C'est l'occasion de chercher à comprendre pourquoi en se tournant vers l'inconscient de ce secteur d'activité.
Si la banque prête de
l'argent, elle vend du temps. L'habitude a émoussé notre capacité d'étonnement car en réalité, le commerce du temps est une idée qui ne va pas de soi.
En achetant du temps, l'emprunteur se donne la possibilité de financer sans délai l'acquisition d'un bien ou d'un service. Ce faisant, il se libère d'un dû à l'égard du vendeur. En réalité, il transfère sa dette d'un fournisseur à une banque. Or, ce transfert ne se réduit pas à un simple dispositif d'ordre pratique.
En vendant du temps, la banque prend à sa charge et détourne le lien susceptible de se développer entre un acheteur et son fournisseur sur la base d'un intérêt commun dans leur travail. Elle transforme une relation faite de solidarité et de collaboration en un rapport purement marchand. La transaction qu'elle organise est libératoire et dissolvante. Elle libère d'une dette et dissout un lien.
Cette transformation d'un lien de solidarité en une transaction marchande qui a pour objet le temps, a sa propre logique, comme l'a montré Marcel Mauss
Son fameux essai sur le don nous apprend que dans les sociétés primitives, le don est une institution parce qu'il a ses règles. Il faut donner, recevoir mais aussi, il faut rendre. Or, une quatrième règle s'impose, clé de voûte du système, c'est le délai imposé entre le don et le contre-don, car comme le dit M. Mauss, il est dans la nature du don d'obliger "à terme".
On perçoit déjà le lien qui s'établit entre le donneur et le
donataire ; il repose sur la dette entre personnes. Or la dette est une fonction, pas un état.
Comme le rappelle M.Mauss, chez les Maori par exemple, l'objet donné
possède une âme si bien "qu'accepter quelque chose de quelqu'un c'est
accepter quelque chose de son essence spirituelle". Le don agit par la
situation durable qu'il instaure en liant les personnes par le pouvoir
des esprits. Strictement règlementée et douée d'une efficacité sociale,
la pratique du don est une institution créant le lien social.
On l'aura compris, refuser le don, c'est refuser le lien social. Tel est le sens du contre-don lorsqu'il est effectué dans l'instant, comme l'exige la transaction marchande. La possibilité de contre-donner dans l'instant est le service proposé par une banque. Octroyeuse de crédits destinés à racheter le temps du don, la banque exerce un métier dont l'une des composantes essentielles est la destruction du lien social.
L'institution du don y voit un scandale dans la mesure où elle reconnaît là ce qu'elle refoule pour durer. Or, son existence étant liée à celle des sociétés primitives, la tentation est grande de prendre son antériorité chronologique pour une antériorité logique. Contrairement aux apparences, ce n'est pas le don qui est refoulé par l'échange marchand mais plutôt l'inverse, à savoir l'échange marchand qui est un refoulé de l'institution du don. Il est la transaction par laquelle arrive le scandale.
Faut-il pour autant hurler avec les loups et condamner tout un secteur tenu pour responsable d'une crise sans précédent ? Deux exemples nous en dissuadent.
Le premier est actuel. En fondant la Grameen Bank, M.Yunus a permis aux femmes des campagnes du Bengla Desh de s'émanciper à l'égard des usuriers qui les maintenaient dans un état de dépendance absolue avec des taux démesurés. Le micro-crédit est un dispositif émancipateur et s'il ne créée pas à proprement parler du lien social, il joue un rôle réparateur au sein du corps social.
Le deuxième exemple nous ramène dans le passé mais il est aussi actuel. Les Caisses d'Epargne françaises ont été créées en 1818 par un banquier protestant, Benjamin Delessert. Son dessin d'origine était de bancariser les salariés de l'époque de manière à leur fournir le cadre nécessaire à l'organisation de leur épargne pour l'avenir. Il faut le dire, il s'agissait entre autre de les arracher au fléau de l'alcoolisme qui avait tendance à les marginaliser socialement.
La Grameen Bank et les Caisses d'Epargne ont un point commun. Ces deux institutions sont fondées sur un projet originel : émanciper la femme ou le paysan dans un cas , le salarié dans l'autre, de leur condition de dépendance et leur permettre de se socialiser dignement.
Ces deux exemples nous rappellent que la production d'une entreprise, fût-elle une institution financière, n'est pas lisible dans la seule apparence de son activité. Elle ne le devient que par les raisons pour lesquelles elle s'y consacre. A la Grameen Bank, comme aux Caisses d'Epargne à leur origine, le crédit n'est pas une fin ; il est un moyen au service d'un objectif dont la vocation sociale est pleinement légitime.
C'est par défaut que la banque est le métier par lequel est arrivé
le scandale, non par nature encore moins par nécessité. Certes, le
commerce du temps et de l'argent porte en soi un potentiel de
destruction du corps social. Mais rien de social ou d'humain n'existe
en dehors d'une intention et d'une signification. Abandonné à
lui-même, comme il l'a été trop souvent, le métier de la banque dégage
un parfum de scandale. Réarmé d'un projet louable, il peut avoir des
effets rigoureusement inverses. Il ne s'agit pas pour les banques, de
s'en inventer un dans l'urgence, mais de revisiter leur métier et les
intentions que chacune y a mises à ses origines.
A défaut de s'y consacrer, la banque risquera encore longtemps son image dans cette autre formule de Balzac :
"Comme le temps, la banque dévore ses enfants"
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