Pierre André* et Didier Toussaint
Le propre des crises est un déficit de sens. Celle qui se développe actuellement ne fait pas exception et faute de mieux, la référence à 1929 ne cesse d'inspirer les efforts pour comprendre le phénomène. En apparence, tout rapproche les deux événements : spéculation, retournement du marché, panique et difficultés des banques.
En réalité, 1929 et 2008 présentent deux différences majeures : ni les acteurs ni les incertitudes ne sont les mêmes. En 1929 les petits porteurs jouent un rôle primordial dans l'effondrement des valeurs boursières, l'incertitude étant celle des comportements individuels. En 2008, la panique a d'abord gagné les institutions financières et l'incertitude qui les tient concerne leur santé financière.
Ainsi, parmi les problèmes que pose cette crise, l'un d'entre eux
est inédit. On a pensé 1929 en termes économiques pour les marchés, et
psychologiques, pour les agents. 2008 échappe à ces logiques car on y
voit une dose massive d'affect s'emparer d'institutions avant de
toucher les personnes. La psychologie et l'économie sont inadaptées
pour comprendre un phénomène dont l'origine est un comportement
institutionnel. Pour y voir clair, il faut donc partir du symptôme.
Le doute qui s'est emparé du système bancaire international est
généré par des produits financiers : ils sont tout à la fois
structurés, mathématisés, titrisés, brefs suffisamment complexes pour
dissimuler des montages à haut risques. Ces montages ont un nom
désormais bien connu : les subprimes.
Rappelons-en le principe. Il s'agit de crédits immobiliers accordés à des acheteurs peu solvables. Il y a donc un risque, mais il est couvert par une hypothèque. Les taux d'intérêts sont faibles au départ et augmentent fortement avec le temps. L'accès à la propriété est quasiment libre ; son maintien est plus problématique. La clé du dispositif est la hausse du prix de l'immobilier. Plus la valeur du bien acquis augmente, plus l'acheteur peut et doit s'endetter, toujours en contrepartie de l'hypothèque, notamment pour payer ses échéances dont le montant augmente.
On l'aura compris, le système ne tient que si la hausse se poursuit. Or, l'accroissement de l'endettement d'un acheteur est une certitude, celui des prix de l'immobilier ne l'est pas. En ayant recours à ces crédits qu'un élu américain a qualifié d'"oppressants", l'acheteur finit par placer son existence dans une situation de totale dépendance à l'égard de la valeur d'un bien immobilier et marchand. A son corps défendant, sa dette devient une addiction.
Conçus dans la perspective d'un rendement fort, ces crédits sont
intégrés dans des produits financiers de plus en plus complexes pour en
doper la rentabilité. Une spirale addictive se met donc en place dont
l'origine est chronologiquement l'emprunteur individuel mais
logiquement, les grandes institutions financières en quête de
rendements inconsidérés. Comment en est-on arrivé là ?
* Pierre André est psychiatre et chargé de cours à l'Université Paris VI
Pour le comprendre il faut cesser de croire que la toxicité des
produits en cause est une simple métaphore. Cette pathologie est celle
de tout un système dans lequel les produits dopants aussi bien que les
institutions dopées ont échappé au contrôle des agents individuels quel
que soit leur rôle.
Les Etats, les économistes, tous ceux dont l'action et la parole sont susceptibles de remédier à cette crise, s'acharnent à rétablir la confiance en prenant pour unité de calcul la centaine de milliards de dollars. La démarche est probablement nécessaire mais il faut bien se rendre compte que seul le symptôme est traité, pas ses conditions de possibilités. On peut en citer trois qui méritent d'être prises en compte.
La première est l'endettement. Si les subprimes sont un phénomène relativement récent, tout le monde s'accorde à dire que sur une période de vingt ans, la rémunération du travail s'est réduite au profit de celle du capital, le complément étant assuré par l'endettement des ménages. La montée de l'endettement est un phénomène mondial. Touchant des couches de plus en plus défavorisées, le nombre de personnes mises en situation de dépendance à l'égard du crédit est croissant.
La seconde condition de possibilité de la crise actuelle est l'automatisation de l'information. Ce que l'on s'obstine à considérer comme un support et un outil est en réalité un substitut. Une partie considérable des opérations de banque sont prises en charge par les systèmes qui améliorent leur réactivité et leur fiabilité au détriment de l'engagement des individus qui y travaillent. Globalement,ce phénomène, commun à tous les secteurs, mais exacerbé dans la finance, s'accompagne d'un désinvestissement psychique et intellectuel généralisé aussi bien de ses employés que de ses dirigeants.
La troisième condition est la profonde évolution qui affecte l'équilibre entre l'individu et l'institution. Comme l'a bien montré Freud, la névrose collective dispense l'individu de se créer une névrose individuelle. Tel est aujourd'hui, avec en toile de fond la dissolution du lien social au profit du lien marchand, le rôle de l'institution que de prendre en charge une part croissante de l'identité, du désir et de la pensée des individus. Cette tendance lourde a conduit l'anthropologue Mary Douglas à s'intéresser à la façon dont "pensent les institutions".
Ces trois facteurs convergent. Les individus modernes se défont de
leur autonomie et de leur libre arbitre par l'endettement, du contrôle
de leurs processus mentaux par l'automatisation croissante de leur
travail, et de leur identité par le rôle toujours plus affirmé des
processus institutionnels. Cette inéluctable montée des automatismes du
comportement s'accompagnant d'un appauvrissement de leur traduction
mentale est le symptôme caractéristique de l'addiction dont les
psychiatres s'accordent à dire qu'elle est la pathologie moderne par
excellence.
S'il est indispensable de sauver les banques dans
l'urgence, il ne sera pas moins indispensable que les acteurs de ce
métier reconsidèrent à la fois leur stratégie produits, leurs relations
avec les actionnaires, leur gestion des ressources humaines, et surtout
le sens profond de leur mission notamment dans une perspective
sociétale. La crise actuelle est une crise du système bancaire avant
tout dont on conçoit aisément le mécanisme financier, beaucoup moins la
logique institutionnelle aux prises avec une pathologie à caractère
addictif. Voilà pourquoi les catégories qui ont servi à penser 1929,
l'économie et la psychologie, restent inopérantes pour penser 2008, une
crise qui relève du caractère inconscient des processus institutionnels.
Absolutely! On remarque d'autre part "La nevrose collective" dans l'attente d'un "Sauveur Universel", d'ou l'election aux Etats Unis d'Obama.
Rédigé par : | 06 novembre 2008 à 18:45