Un Technocentre auto-centré
Le 16 mars 2006, Carlos Ghosn insistait devant la Commission des Affaires Economiques de l'Environnement et du Territoire sur "la nécessité de faire entrer les notions de clients et de profit dans la culture de l'entreprise".
Lors de son arrivée à la tête de Renault, il avait déjà déclaré que désormais, les voitures allaient être conçues pour être vendues.
Cette incontournable évidence du présent ne pouvait être entendue que comme une menace par une institution dont le passé a forgé les habitudes.
A l'automne 1898, Louis Renault crée de ses propres mains la "Voiturette" dans un atelier de fortune. Cet acte fondateur n'est pas une offre mais un défi lancé en direction du père.
Louis Renault n'aimait pas vendre, contrairement à André Citroën. Ce sont ses frères qui ont mis en place les premiers concessionnaires. Menacé à l'étranger par la concurrence du modèle T de Ford, il s'estime sauvé par la guerre et les marchés d'Etat. En 1917, 95% de la production est absorbée par ce client unique au titre de l'effort de guerre.
En 1929, une note du Crédit Lyonnais souligne la faiblesse de l'organisation commerciale de l'entreprise*. Après 1945, ce qui est devenu une Régie après la nationalisation, profite de la pénurie. On ne vend pas les voitures, elles s'achètent. Un cadre dirigeant me racontait que dans les années 80 encore, la fonction commerciale avait du mal à être prise au sérieux en interne.
Ue longue tradition donc, héritée du fondateur et instituée dans la pratique.
Quand Raymond Lévy prend la présidence de l'entreprise en 1986, il fait un discours lors d'une visite d'usine qui est resté dans les mémoires : sa R25 avait des problèmes de qualité. Pour la première fois, la voix du client faisait irruption au coeur d'un système habitué à créer et produire pour son plaisir. La qualité était un tabou dont on ne parlait pas.
La nécessité de vendre affirmée par Carlos Ghosn en 2005 a le même effet. Le Technocentre n'est plus seul en aval du grand fleuve qui finit par atteindre le client. Il est désormais soumis à la grande loterie capricieuse du marché.
Cette intrusion du monde extérieur au coeur d'une organisation autocentrée est un traumatisme qui a été sous-estimé. Tout récemment, Carlos Ghosn répétait que Renault n'a pas droit à l'échec. Les 26 modèles à sortir n'impressionnent pas tant par la charge de travail induite que par la perspective d'une sanction possible par le marché.
Cette peur de l'échec se confond avec celle du marché qu'elle a réveillée au coeur du Technocentre. Dans une entreprise où l'information ne remonte jamais, la tension s'est accumulée parmi les collaborateurs des niveaux inférieurs et les mots pour l'exprimer n'ont pas trouvé la légitimité nécessaire pour se faire entendre. Tout le problème est là ; pour être audible au sein d'un collectif, une parole doit rencontrer une écoute dont l'absence, caractéristique chez Renault, est un vrai choix institutionnel d'autant plus inconscient qu'il remonte aux origines.
La peur qui a incité les récentes victimes du Technocentre au passage à l'acte n'était pas la leur ; elle a été organisée par une institution qui se souvient. Comme je l'ai dit ailleurs, le passé n'est jamais mort. On ne peut pas reprocher à Carlos Ghosn d'avoir conçu une stratégie. Mais on commence peut-être à percevoir le danger d'ignorer cette maxime de W.Faulkner.
Prochaine note : Tout le monde sans fou.
*Source : Patrick Fridenson : "Histoire des Usines Renault" Editions du Seuil
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