Que fait-on au Technocentre ?
Le reproche adressé à Carlos Ghosn se résume à une arithmétique : 26. C'est le nombre de modèles à sortir en quelques années pour que Renault reste dans la compétition. Repris partout, ce chiffre est devenu signifiant. De quel sens est-il chargé ?
A l'opposé d'un Henry Ford qui créait peu mais fabriquait en masse, Louis Renault créait en masse pour fabriquer peu. En 1913, soit quinze ans après la fondation de l'entreprise, le Bureau d'Etudes avait déjà sorti plus de 90 modèles. "Oui, la mécanique est mon vice" déclarait publiquement Louis Renault. Le vice a pris racine au coeur du business model ; il allait falloir créer.
"Nous sommes condamnés à avoir une gamme complète" déclare le président Pierre Dreyfus en 1965. Quelques années plus tard, il demande au Bureau d'Etudes un modèle "révolutionnaire" qui "ne ressemblerait à aucun autre". Ce fut la R16.
Car cette volonté de créer s'oppose à la continuité des modèles et à la mémoire des produits. En 2003, un fournisseur du groupe me confiait encore: "Renault a une caractéristique majeure. C'est une entreprise qui réinvente toujours ses produits. Mais ses inventions ne durent pas".
Le handicap verbal de Louis Renault, son aphasie précoce, l'absence de communication interne, puis cinquante années de refoulement collectif entretenu par l'Etat actionnaire à l'encontre du fondateur, ont fait de Renault une marque sans mémoire et sans histoire. Une marque dont les produits sortent du néant pour y retourner un jour. Son fameux slogan publicitaire "Créateur d'automobiles" ne dit rien d'autre.
Lancé par Carlos Ghosn dans la mécanique signifiante de l'entreprise, ce fameux chiffre "26" devient une émotion collective. Il réveille cette fureur de créer qui, depuis toujours, structure l'entreprise autour de la tension, des peurs et des angoisses qui la sous-tendent.
Dans les drames récents du Technocentre, ce n'est pas tant la charge de travail qui est en cause que la bouffée d'angoisse induite par l'injonction de créer à partir de rien. Toujours réinventer les produits, telle est la mission d'un Technocentre tenu à l'impossible car pressé par l'injonction de produire de l'oubli.
L'institution au service de cette idée ne peut admettre ni dialogue ni solidarité. Sans référence à une règle, l'individu est livré à l'arbitraire de l'individu. Tous les témoignages convergent dans ce sens et ce que l'on appelle un mode de management n'est ici que le douloureux effet de son absence.
Un acte est une parole comme l'a rappelé Christophe Dejours. Ceux qui se sont produits récemment ont peut-être cherché à dire l'impossible traduisant une quête désespérée.
Pour le Technocentre, l'exigence des 26 modèles est une angoisse. Pour Carlos Ghosn, c'est une stratégie. Le procès dont il fait aujourd'hui l'objet est jugé mais non plaidé. Si le stress est tenu pour le grand coupable, il vient du fond de l'institution et non des caprices d'un dirigeant dont les méthodes sont curieusement accusées de provoquer le pire chez Renault alors que tout le monde s'accordait à dire qu'elles faisaient des miracles chez Nissan.
Prochaine note : Un Technocentre auto-centré
Je partage le regard anthropologique que vous portez sur l'Entreprise et les logiques systémiques qui en découlent. Renault ne peut il échapper à son histoire? Pourquoi Renault qui avait pour slogan précédent "des voitures à vivre" l'a t il abandonné? Il y aurait une fatalité à ne pouvoir engager une autre vision/impulsion stratégique...? le système "tuerait-il" ses moments de lucidité et de rupture positive? (produits ou concepts)
1 en externe c'était une manière de poser une volonté affirmée qui aurait pu porter des fruits notamment au regard des enjeux à l'époque déja connus par les constructeurs, du développement durable...et qui donnait à ceux qui concoivent une raison d'être, ou une vocation.
2 en interne etait-ce un paradoxe trop fort pour ceux qui sont chargés de créer des modèles alors que l'occasion leur était donnée de regarder devant et avec un nouveau "sens" ou ce que vous appelez une "règle".
Pourquoi se mettre du souci... plus que du pain sur la planche? Un manager international si doué que CG ne peut il pas refonder et partager une vision positive? Serait on au coeur d'un avatar négatif de la bien ingénieuse exception culturelle Française ?
Rédigé par : Francois lambda | 23 mars 2007 à 12:50
Merci pour ces remarques. J'ajouterai que l'abandon du slogan "voitures à vivre" a été suivi de "créateur d'automobiles". J'ai été frappé par la justesse des mots tant ils correspondent au désir profond de cette institution.
Rédigé par : DT | 24 mars 2007 à 02:54
J'arrive un peu tard.
François Lambda pause de très bonnes questions et je voulais en profiter pour prolonger ce que j'ai cru lire dans son intervention : dès l'instant où CG est adoubé, reconnu par tous comme apte à devenir le chef, n'est-il pas en même temps reconnu qu'il est le moins capable d'inculquer à l'entreprise un changement profond ?
S'il est nommé à la tête du groupe, c'est sans doute que sa propre façon de penser, les dispositions qui le motivent profondément, sont en adéquation avec celles de ce groupe. Dans le cas contraire elles le deviendront très vite car il serait difficile de dirigeait l'institution sans cela.
Conséquemment, comment attendre d'un homme qui a forgé sa compréhension du monde au sein d'un groupe, est arrivé en haut souvent poussé par l'adéquation de ses croyances / dispositions profondes avec celles du groupe, comment attendre de lui qu'il puisse même penser un changement profond ?
En cas de crise, il y a fort à parier qu'il aura recours aux bonnes vieilles recettes.
D'où, selon moi, la réaction de CG de proposer ces 26 modèles lorsqu'il fut confronté aux mauvais chiffres des ventes de la marque. L'action s'inscrit en droite ligne des croyances, mythes et représentations de l'entreprise.
Rédigé par : Pfeireh | 16 novembre 2007 à 20:51
Vous posez bien le problème qui se situe au coeur du changement et surtout de la résistance au changement.
Deux remarques tout de même :
Les présidents qui ont succédé à Louis Renault ont pratiquement tous été "parachutés" : Lefaucheux, Dreyfus, R.Lévy, parce que nommés par l'Etat. Ils n'ont pas été "adoubés" par l'organisation et pourtant, malgré tout ce qu'ils ont réalisé, ils n'ont pas beaucoup travaillé au changement des relations dans l'entreprise.
Quant à C.Ghosn, même s'il a eu l'occasion de se familiariser avec le groupe pendant quelques années, il a un long passé chez Michelin où il a commencé à "forger sa vision du monde".
Contrairement à ses prédécesseurs, il me semble qu'il va être contraint de traiter en profondeur la question des relations au sein de Renault car la pression de l'environnement va aller en s'accroissant. L'écart entre les attentes des salariés et la réalité va devenir de plus en plus difficile à accepter si le débat sur la souffrance au travail prend forme et bien sûr, s'il se poursuit.
Rédigé par : DT | 16 novembre 2007 à 23:16