Tiffany & Co, le bijoutier new-yorkais, serait convoité par Bernard Arnault, et vaudrait plus de 6 milliards de dollars, pour un chiffre d'affaires légèrement inférieur à 3 milliards de dollars, et un bénéfice net de 9,5%. Certains analystes estiment le prix élevé. D'autres ajoutent que le prestige de la marque n'est pas à la hauteur du groupe LVMH. Une occasion de plus de s'interroger sur ce qu'est une marque.
La notoriété est le critère le plus souvent invoqué, tout comme l'image à travers celle de son public. Mais l'essentiel reste dans l'ombre, à savoir la fonction d'une marque comme phénomène social. A cet égard, la littérature fournit parfois des clés fort utiles.
Breakfast at Tiffany's est peut-être le roman le plus connu de l'écrivain américain Truman Capote. L'intérêt du livre est moins dans l'action que dans l'ambiance, sorte de légèreté très américaine où seul compte un présent toujours en renouvellement. Le personnage principal est une jeune femme, Holly Golightly, qui, refoulant ses attaches et son passé, traverse la vie en se laissant porter par ses caprices. Son voisin, un jeune auteur qu'elle décide d'appeler Fred, lui tient souvent compagnie. Holly finit par disparaître et son destin fait l'objet de conjectures parmi ceux qui l'ont croisée.
Le temps fort du roman est une révélation soudaine faite par Holly à Fred. De temps à autres, elle se sent envahie par the mean reds, une expression difficile à traduire. Contrairement au blues dans lequel elle ne voit qu'un banal accès de tristesse, les mean reds sont
"horribles. On a peur, on transpire, mais on ignore ce dont on a peur. Sauf qu'il va se produire quelque chose de funeste".
Puis elle confie qu'elle a essayé l'alcool, l'aspirine et même les drogues douces, mais sans succès. Le seul antidote aux mean reds, dit-elle, c'est d'aller chez Tiffany's.
"Ca me soulage immédiatement, le calme et le spectacle imposant ; rien de vraiment mauvais ne peut arriver, pas avec ces hommes bien habillés et cette délicieuse odeur d'argent et de portefeuilles en crocodile."
Tiffany, le lieu, les objets, le personnel et les clients, est pour elle un antidote à l'angoisse. Pourquoi ?
Dans le paragraphe précédant cette confidence, elle s'apitoie sur son chat auquel elle est incapable de donner un nom car il n'appartient à personne :
"Nous ne nous appartenons pas, il est indépendant et moi aussi." Et elle ajoute : "Je ne veux rien posséder tant que je n'aurai pas trouvé l'endroit où je serai liée aux choses dans une relation d'appartenance. Je ne sais pas où il se trouve. Mais je sais comment il est : c'est comme chez Tiffany."
Pour Holly donc, nommer et posséder vont de pair. Mais il faut pour cela un contexte, une situation précise dont Tiffany est le modèle ; les bijoux et les montres, un cadre imposant, l'odeur du cuir, autant de signes rassurants.
Quel est l'enjeu de cette confrontation entre l'angoisse et son antidote ? Nommer et posséder sont deux façons de vivre et d'exprimer une même réalité : le lien. Sans lui, le chat demeure sans nom, indépendant mais anonyme. L'angoisse que Tiffany peut conjurer est celle d'une absence de lien qu'il soit social ou bien verbal, deux modalités qui se réconcilient comme par magie dans ce temple marchand.
Nietzsche n'avait pas lu Truman Capote, lequel pour sa part, ignorait la préférence du philosophe pour le chocolat Van Houten. Et pourtant, l'un et l'autre font la même expérience. Le nom qui fait défaut est source d'angoisse comme l'annonce qu' il va se passer quelque chose de mal : dans un cas, le sentiment est diffus, dans l'autre c'est plus précis : un chocolat va être commis. Ce chocolat est pour Nietzsche le mean reds de Holly. Tiffany, comme Van Houten, sont des noms au pouvoir dissolvant face à un avenir menaçant.
Lors de mon travail sur la Fnac, j'ai eu l'occasion de recueillir des témoignages de clients qui vont dans le même sens. La visite de l'enseigne demeure pour beaucoup une expérience positive en soi. Le nom, en tant que signifiant, en est indissociable.
La marque s'inscrit de plain-pied dans le registre de l'offre dont la transaction marchande n'est qu'une facette parmi d'autres. Elle est plus qu'un vecteur marchand : c'est un fait social total, au sens où l'entendait Marcel Mauss, dont le contenu se rattache par de nombreux liens inconscients à la vie du corps social.
Je cite le centre de votre analyse que je recopie :
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Le temps fort du roman est une révélation soudaine faite par Holly à Fred. De temps à autres, elle se sent envahie par the mean reds, une expression difficile à traduire. Contrairement au blues dans lequel elle ne voit qu'un banal accès de tristesse, les mean reds sont
"horribles. On a peur, on transpire, mais on ignore ce dont on a peur. Sauf qu'il va se produire quelque chose de funeste".
Puis elle confie qu'elle a essayé l'alcool, l'aspirine et même les drogues douces, mais sans succès. Le seul antidote aux mean reds, dit-elle, c'est d'aller chez Tiffany's.
"Ca me soulage immédiatement, le calme et le spectacle imposant ; rien de vraiment mauvais ne peut arriver, pas avec ces hommes bien habillés et cette délicieuse odeur d'argent et de portefeuilles en crocodile."
Tiffany, le lieu, les objets, le personnel et les clients, est pour elle un antidote à l'angoisse. Pourquoi ?
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J'ai bien compris que vous preniez la peine de décrire un extrait de roman, non pas seulement pour vous livrer à un exercice d'analyse littéraire, mais parce que les sentiments exprimés dans le roman choisi illustreraient peut-être certaines motivations de la "clientèle" relevées lors de vos analyses des grandes marques.
Quand j'ai lu "antidote à l'angoisse" que vous indiquez à la fin du passage cité, je me suis demandé si le "physiologisme" de la marque que vous semblez évoquer ne serait pas à "double sens", je veux dire que le client d'attention moyenne à la marque est aussi lui-même un réacteur hormonal. Je pense alors aux travaux du biologiste Jean-Didier Vincent (http://www2.cnrs.fr/presse/journal/1232.htm).
Vous identifiez une réaction angoisse - antidote. Elle ressemble à l'analyse classique des économistes "besoin du client - satisfaction par le vendeur" et semble ainsi transférer peu à peu l'attractivité de la marque de la "rationalité" de l'analyse économique vers le déterminisme hormonal de la chimie des passions.
J'ai aussi l'impression de décaler vers la biologie des comportements votre analyse qui va de l'économique vers la sociologie à la Marcel Maus.
Rédigé par : Brindet | 30 juillet 2008 à 12:07
Un autre regard sur la marque :
http://www.tennistalk.com/fr/blog/David_Brunat/20100128/Variations_sur_le_Crocodile
Rédigé par : David Brunat | 31 janvier 2010 à 23:13